Un article de Nathalie Chassériau publié le 16 février 2016

Texte fondateur de la pensée chinoise, le Yi Jing ou Yi King est un livre qui ne ressemble à aucun autre : un livre qui répond aux questions qu’on lui pose, chaque fois que l’on se trouve face à un dilemme ou que l’on hésite sur l’attitude à adopter. Si les origines de cette oeuvre unique au monde remontent à plus de 3.000 ans, son indiscutable efficacité lui a permis de traverser les siècles et d’arriver jusqu’à nous, pour nous aider à mieux conduire nos vies. Le Yi Jing est composé de 64 chapitres correspondant chacun à un hexagramme, c’est-à-dire une figure de six traits -coupés ou continus- dont la combinaison varie. Chaque hexagramme représente un conseil d’attitude dans une situation donnée.

Dans cette fantastique constellation, l’Hexagramme 18 occupe une place tout à fait particulière. Intitulé, selon les différentes versions, « Le travail sur ce qui est corrompu », « Remédier au corrompu», « Nettoyer les plaies » , « Réparer » etc., il est le seul à se concentrer, non pas sur les problèmes personnels du consultant, mais sur ceux que ses ascendants lui ont laissés en héritage, ne les ayant pas résolus eux-mêmes. Le texte est une forte incitation à remédier à la corruption qui s’en est suivie, aussi énergiquement que les circonstances le requièrent.

Cette place très particulière, l’hex.18 l’occupe également au sein de la pensée chinoise dans son ensemble, où les ascendants sont très souvent évoqués, mais toujours « au positif », et où le culte des ancêtres est la clé de voûte d’une société extrêmement hiérarchisée. La présence invisible des parents décédés, forcément bienveillante et forcément éclairée, assiste et protège les descendants toute leur vie durant. Quant aux parents vivants, on se doit bien sûr -en tout premier lieu chez Confucius- d’avoir pour eux une piété filiale sans faille. N’apprenons-nous pas, au tout début des Entretiens, que « La piété filiale et les respects des aînés sont les racines même de l’humanité » ?

« Tout cela est beau » dirait le vieux Montaigne; la piété filiale est une grande et belle chose… à condition toutefois que les parents la méritent un tant soit peu.

Or, n’en déplaise à mon très vénéré Maître Kong, il arrive que ce ne soit pas le cas, et les anonymes auteurs du Yi Jing s’en étaient aperçus. Il arrive que le père et la mère, -- et avant eux leurs parents, et les parents de leurs parents… -- aient fait beaucoup de dégâts, destinés à corrompre la sève qui circule dans les branches de l’arbre généalogique, donnant bien du souci aux générations suivantes. Dans l’ignorance de ce qui a été corrompu par le père ou par la mère, les malheureux descendants sont souvent destinés à répéter les mauvais choix de leurs aînés, donnant ainsi leur contribution au pourrissement de l’arbre dans sa totalité. Pourquoi ? Parce qu’ils n’ont pas la moindre idée de l’origine de leurs problèmes. Et tant qu’ils n’en prendront pas conscience, la corruption continuera son travail de désagrégation, jusqu’à l’extinction des lignées et la destruction finale de l’arbre.

Mine de rien, l’hexagramme 18 du Yi Jing touche un grave problème qui afflige une quantité de personnes : l’idéalisation du père et de la mère, cette plaie qui consiste à ne pas vouloir (ne pas pouvoir ?) reconnaître que l’on n’a pas eu les meilleurs parents du monde, que l’on n’a pas été aimé et élevé de la meilleure façon possible. On se ment à soi-même par peur de souffrir, car cette prise de conscience est loin d’être indolore : pour qu’une plaie puisse cicatriser, il faut d’abord la désinfecter, en frottant avec l’énergie nécessaire… Cette épreuve, que beaucoup redoutent et évitent toute leur vie durant, est ce à quoi nous incite l’hexagramme 18.

Ce déni concernant les déficiences des parents ne concerne pas seulement les Chinois confucéens, il est également inscrit au plus profond de notre culture judéo-chrétienne: le IV° commandement du Décalogue ne nous oblige-t-il pas à « honorer le père et la mère » ? Mais tant que l’on s’obstine à ne pas voir ce qui nous a fait souffrir dans le passé, on n’a aucune raison de rechercher les causes de notre mal-être actuel: les « pilotes automatiques de la répétition », comme les appelait Didier Dumas, sont là, tout prêts à penser, agir et reproduire à notre place. Et vogue la galère…

La grande psychanalyste Alice Miller (Voir bibliographie ci-dessous) a consacré toute sa vie aux abus infligés aux enfants et à la difficulté qu’ont les adultes à reconnaître qu’ils ont été mal-aimés, parfois pas aimés du tout.

Et c’est aussi le but de la psychanalyse transgénérationnelle que de nous inviter à réparer notre arbre généalogique en en reconstruisant l’histoire, non pas la version expurgée et ornementée qui nous a été racontée, mais « l’histoire vraie », même si elle fait mal. Il ne s’agit pas de condamner, encore moins de se venger, mais simplement de s’efforcer à comprendre, en remontant à l’origine des problèmes ; de rechercher dans l’arbre les raisons pour lesquelles l’amour a peu à peu déserté la sève qui en irriguait les branches, cédant la place à la corruption. Il s’agit de « mettre en ordre » notre généalogie, afin de sortir du piège des identifications et du joug des répétitions.

Avec ses paroles propres, l’hexagramme 18 du Yi Jing nous montre comment procéder pour nous libérer nous mêmes et les générations futures de poids qui ne nous appartiennent pas, afin d’accéder à notre vraie nature, à notre vérité.

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L'auteur

Nathalie Chassériau

Nathalie Chassériau

Ecrivain, journaliste et conférencière

Passionnée de spiritualités orientales, mon activité est centrée sur le développement personnel et la spiritualité et mon objectif est de contribuer à faire connaître aux occidentaux - professionnels et particuliers - les aspects principaux des grandes traditions de sagesse et leur utilisation pratique pour faire de meilleurs choix et mieux guider leurs vies.