Un article de Robert Herouet publié le 30 mars 2020

Le virus fait des ravages, chaque jour de nouveaux morts sont annoncés, chaque jour un parent, un enfant, s’acquittent à la sauvette de funérailles organisées dans la plus stricte intimité. Le temps du coronavirus est un temps de confinement où les liens sont coupés. Quelles sont les conséquences d’un rituel funéraire réduit à sa plus simple expression ? Que faudra-t-il réaliser lorsque le confinement sera levé, lorsque l’on pourra renouer les liens ? Comment faire son deuil dans de telles conditions ?

Le rite funéraire

L’homme n’a pas vu que le mystère premier était, non pas la mort, mais son attitude devant la mort.
Edgar Morin

Importance des rites et rituels

Pour le sociologue Denis Jeffrey (Jouissance du sacré, 1998), la première fonction des rites et rituels est de nous permettre de négocier les limites de la condition humaine. Ces limites correspondent en gros à tout ce qui perturbe notre moi, notre vie. Ritualiser est une manière d’expérimenter la limite qui sépare l’espace connu de l’espace inconnu. C’est par exemple, découvrir et se lier avec l’étranger, convier ou expérimenter le sacré, écarter ou croiser la mort, et puis aussi aborder les grandes périodes de la vie, la puberté, le mariage, ou affronter l’échéance de la mort. Négocier les limites de la condition humaine, c’est aussi négocier les tabous imposés par la société ou la tradition et les interdits que l’on se crée.
L’autre grande fonction des rituels est de réguler les sentiments violents, de drainer le trop plein d’énergie, et de procurer une paix intérieure. Ritualiser, c’est tracer le cheminement pour passer de l’angoisse à la sérénité, et de la souffrance à la quiétude, Pour Frédérique Ildefonse (Magazine Clés – 2012), dans un rituel, on ne se pose même pas la question d’y entrer ou pas : on s’y trouve inscrit. On peut se laisser aller, lâcher prise. C’est ainsi que le rituel est un apaisement.

Lorsque l’on est face à une limite, soit on la respecte, soit on la franchit. Négocier une limite, c’est la respecter, c’est la transgresser, c’est la passer, la dépasser. Dans le grand trésor des rites et rituels de l’humanité, on recense des rites de respect, des rites de transgression et des rites de passage. Les rites de respect visent l’éloignement de tout ce qui pourrait venir troubler l'ordre de la communauté et le confort existentiel de chacun. Les rites de transgression offrent une approche délibérée du tabou, de l'interdit, mais de manière contrôlée et temporaire. Les rites de passage permettent le passage d’un état, d’un monde à un autre état, à un autre monde. Les rites d’initiation, les rites de puberté ou les rites funéraires sont des rites de passage.

Enfin le rituel a pour fonction de faire vivre des symboles favorisant l’expression de ce qui nous fascine ou nous fait peur, ce que l’on ne peut révéler ou maîtriser. Les rituels font appel à un certain cérémonial pour générer l’émotion et pour exprimer, en jouant sur la symbolique ressentie, l’indicible, le merveilleux, ce qui échappe aux schémas de la conscience et de la raison.

Rites de passage

C’est le folkloriste français Arnold Van Gennep, qui le premier, au début du siècle dernier, propose de nommer « Rites de passage » une catégorie de rites et rituels qui possèdent outre une structure et des modalités semblables, une fonction commune celle de faire passer l’homme d’un état ontologique (ce qui caractérise cet homme, le statut, la qualité) à un autre. Par exemple passer de l’enfance à l’âge adulte ou de célibataire à marié ou d’impur à pur. Pour AVG , tout rite de passage comporte invariablement trois phases d’activités distinctes, une phase de séparation, une phase de transition, qu’il appelle de marge et une phase d’agrégation. Victor Turner enrichira cette hypothèse en montrant que les rites de passage bordent une limite, un seuil (limen en latin), lieu de toutes potentialités. Il reprend la structure d’AVG en définissant une phase préliminaire (avant le seuil) qui est toujours un moment de séparation, de perte, de mort, une phase liminaire (sur le seuil), phase d’entre-deux, qui est toujours un moment d’épreuves, d’instruction, d’initiation et une phase postliminaire, qui est toujours un moment de renaissance, de reconnaissance, d’intégration. En résumé, un rite de passage fait donc quitter un monde, un état, pour rejoindre un autre monde, un autre état, après avoir subi une suite d’épreuves et d’enseignements, après avoir accepté de nouvelles règles à suivre. Un rite de passage articule en général une forte notion identitaire, on y acquiert une nouvelle identité. Il véhicule aussi un important ressenti de mort et de renaissance symboliques.

Rites funéraires occidental

Dans notre monde occidental, à notre époque où règne, selon Philippe Ariès et Louis-Vincent Thomas, le déni de mort, caractérisé par la peur et le refus de la mort, le sujet est devenu souvent tabou, de par la volonté ou le désir des proches de cacher (d’escamoter) le mort et de laisser la plupart des activités gérées par les pompes funèbres.
Le rite funéraire, s’il est toujours considéré comme important, est minimisé et raccourci dans le temps. S’il reste un rite de passage, les différentes phases sont dépouillées et accélérées en quelques jours. Le moment du décès, sa confirmation par un médecin, l’enlèvement de la dépouille par les pompes funèbres constituent la première phase du rituel funéraire. Le défunt est physiquement séparé du monde des vivants, il n’est « plus de ce monde ». La phase de marge inclut : l’annonce de la triste nouvelle à la famille et aux proches, l’exposition du défunt au funérarium, les marques de condoléances et, suivant certaines traditions, la veillée funèbre. C’est un temps d’épreuves et d’instructions pour le conjoint ou les enfants éplorés. Il faut s’enquérir du déroulement des funérailles et les préparer suivant la coutume ou les derniers vœux du défunt. C’est aussi le temps où l’on ressasse son propre vécu avec le défunt. La troisième phase comprend les funérailles, avec l’adieu au mort lors d’une célébration publique, qui, par la lecture de textes-hommages retraçant sa vie, permettent et assurent l’intégration du défunt dans les mémoires, suivi de l’inhumation ou de la crémation. Un repas de funérailles organisé par la famille ou une simple collation proposé chez le conjoint ou l’enfant favorise l’échange d’anecdotes, de petites histoires qui permettent de redonner vie au défunt dans la mémoire et le cœur de chacun. C’est le temps de renaissance symbolique. C’est ainsi que se passent en général les funérailles dans notre monde contemporain occidental (Europe de l’ouest, Etats-Unis et Canada). Tout est réalisé de manière efficace sous la responsabilité d’une organisation externe. Tout est fait pour minimiser les problèmes pour les endeuillés, pour écarter ce désordre dans leur vie le plus rapidement et le plus efficacement possible. Si tout est, sans doute, réalisé correctement pour le défunt, qu’en est-il pour les proches ? Si leur esprit est peut-être libéré des contingences officielles, la psyché ressent toujours le manque, la perte. Où se situe le deuil, étape fondamentale vers la renaissance dans cet ersatz de rite funéraire ?

Mort-Renaissance et Double

Selon Edgard Morin (L’homme et la mort, 1970), il existe, depuis très longtemps, dans toute l’histoire de l’humanité deux mythes fondamentaux de la mort et seulement deux. Toutes les conceptions de la mort ne sont que des déclamations ou des combinaisons du mythe de « mort et renaissance » et du mythe du « double ». Depuis longtemps, dans la plupart des sociétés, si pas dans toutes, les rites funéraires traduisent ces deux grands mythes archétypaux en pratique sociétales universelles.

Les cycles de la nature, les cycles de la vie s’inscrivent dans un cycle de mort-renaissance, loi élémentaire du monde. De par son expérience de ces cycles de vie et de mort, l’humanité, à ses origines, ne pouvait que conclure que la mort n’était pas définitive. La conception primitive de la mort est celle de mort-renaissance où l’être mort renaît, immédiatement ou plus tard, en un nouvel être vivant grâce à un principe vital ou spirituel. Plus tard, apparaîtra l’idée d’un royaume des morts, impliquant le voyage de ce principe vital pour pouvoir rejoindre ce royaume et y vivre ou renaître.

Le double, sans doute issu de l’expérience de l’ombre et du reflet, est un produit de la conscience de soi, de son désir de survie, traduit sous forme de spectre, de fantôme, d’esprit. La plupart des rites funéraires tendent à donner une certaine force magique au double tout en lui assurant un point d’appui dans l’imaginaire des vivants sous forme d’os (reliques) ou d’autres objets consacrés (statues, photos, …) rappelant sa présence. Le double se dédoublera souvent, selon les circonstances de la mort ou la qualité du rituel funéraire, soit en ange gardien, affublé de toutes les vertus, protecteur de la maison et de la famille, soit en mauvais génie support de tous les vices, rôdant dans le village et martyrisant les proches. Cette forme magique associée au double implique une présence aliénante des morts dans la vie quotidienne ; ils demeurent en Flagrant Délit de Vie.

Figures archétypales

L’étude comparative des pratiques funéraires de diverses sociétés, entreprise sous la direction de Maurice Godelier (La mort et ses au-delà, 2014), révèle de nombreuses pratiques rituelles communes, tout autant pour rendre hommage aux défunts et leur faciliter une potentielle nouvelle existence, que pour protéger les proches et renforcer la communauté. Parmi ces schémas de pensées "invariants" présents dans de nombreuses traditions, citons :

  • la mort ne s’oppose pas à la vie mais à la naissance ; mort et naissance, tout en s’opposant, sont liées l’une à l’autre
  • lors de la mort, "quelque chose" quitte le corps qui, lui, reste à pourrir. Ce "principe vital" poursuit son existence sous une nouvelle forme
  • le cadavre doit être séparé définitivement du monde des vivants au moyen de conduites individuelles et collectives ritualisées (funérailles)
  • après les funérailles, les proches du mort vont prendre le deuil, moment à la fois de purification et d’interdits codifiés
  • de nombreuses traditions procèdent à des secondes funérailles lorsque les chairs du cadavre se sont décomposées
  • si les rites et les usages ne sont pas respectés scrupuleusement, le mort peut revenir hanter sa famille ou la communauté toute entière en vue de leur nuire.

Dès lors les fonctionnalités universelles des rites funéraires comprennent généralement la nécessité de :

  • circonscrire le désordre et l’angoisse générés par la mort et restaurer la sérénité
  • maîtriser la mort en essayant d’empêcher ou d’accélérer la putréfaction ou en se débarrassant physiquement du cadavre en décomposition
  • assurer le voyage d’un principe vital ou de l’esprit vers sa destinée tout en évitant un retour de cet esprit sous forme de fantôme.
  • instituer le mort dans une équivalence symbolique protectrice (ancêtre, relique, …)
  • apaiser la peur et le chagrin des proches et de toute la communauté.

Rite funéraire archétypal

En reprenant dans la plupart des sociétés et traditions les rituels funéraires les plus observés, et en les associant à chacune des trois phases caractéristiques du rite de passage, on pourrait définir un rite funéraire archétypal (universel). Celui-ci n’existe sans doute pas en tant que tel mais il permet de décrire une suite d’activités rituelles et sociales que la coutume ou la tradition formule, favorise ou, souvent, impose. Il est important de comprendre que, dans la plupart des traditions et sociétés, trois entités sociales, - le défunt, la famille, et la communauté -, vont vivre ensemble ces trois phases du rite funéraire en un parfait synchronisme. Cette concomitance est à la fois fondamentale et fondatrice.

Première phase: temps de mort, temps de séparation

La mort induit un désordre. Il importe pour circonscrire ce désordre de le signaler à toute la communauté. Le rituel de signalisation indique la présence de la mort. Ce peut être le son de la cloche du village, de petites affichettes placardées sur les murs, ou des draperies noires décorant la façade. La mort est signalée, le mort est désigné, premières étapes pour le couper du monde des vivants.
L’effroi de la contagion de la mort et de la contamination induit certains comportements dont le rituel de la toilette qui poursuit trois buts importants : purifier le cadavre, donner au défunt une apparence de dignité, et rassurer les vivants. Le défunt, lavé et coiffé, est le plus souvent pourvu de ses attributs rappelant sa fonction sociale ou son statut. L’image dont on le pare doit rejaillir comme modèle sur la famille et sur la collectivité réaffirmant ainsi leur identité et leur cohésion.
La famille et les voisins viennent présenter leurs condoléances. Disposé dans la maison mortuaire, déposé dans un cercueil ou dans un linceul, le mort reçoit les hommages qui lui sont dus. Ce moment est aussi propice à l’échange de petites histoires qui consolent la famille, qui soudent le clan. En fin de journée, les proches, les représentants de la communauté se retrouvent autour du défunt pour la veillée mortuaire. C’est le temps des lamentations, du recueillement et des messages d’amour destinés tant au mort qu’aux vivants. La levée du corps signale le moment de séparation. Le cortège funèbre se forme et s’ébranle. Traditionnellement il conduit le mort de sa maison à sa dernière demeure, dans un lieu consacré et reconnu par la communauté. Le cortège s’arrête, se pose parfois en certains lieux choisis : la maison des anciens, l’église ou le temple, qui se prêtent à une cérémonie funèbre plus importante et offrent des moments de chants, de prières, de recueillement où toute la communauté rend les derniers hommages au défunt. Il importe aussi d’exprimer des histoires, des paroles d’hommage, en gravant ses actions, ses paroles, son visage dans la mémoire, pour assurer la transfiguration finale du défunt en un être idéalisé, et favoriser sa renaissance en ancêtre ou en modèle dont la mémoire et l’imaginaire entretiendront la survie. Enfin le cortège arrive au cimetière, devant le bûcher, sur les bords du lac sacré ou encore au pied de la tour du silence. L’élimination du cadavre se fait par les quatre éléments : dissimulé dans la terre-mère féconde et protectrice, ou embrasé par le feu purificateur et régénérateur, ou noyé dans l’eau en un retour au liquide matriciel ou, enfin, exposé à l’air lors de funérailles célestes. Le temps de la séparation se clôture par le repas funéraire que la coutume exige d’offrir à la famille et aux proches de la communauté, pour les remercier de s’être déplacés, de leur présence aux cérémonies et de leur aide précieuse souvent bienvenue.

Deuxième phase : temps de marge, temps de transformation

Cette phase de transformation vers la remise en ordre et l'acceptation sereine de la perte, exige un temps propre, de durée variable mais jamais court. Pour les proches, c’est le temps des épreuves, c’est un temps de purification aussi. Cette deuxième phase correspond à la période de deuil, au temps nécessaire pour accepter la perte et renaître à la vie. La proximité des proches avec le mort, leur confère une impureté, génère un désordre, avec lesquels la communauté doit composer. Dans de nombreuses traditions, le rituel d’exclusion des endeuillés exige d’eux une certaine mise à l’écart, couplée au suivi de diverses obligations (vêtements foncés, …) et interdits (alcool, musique, ...). Les conduites de deuil correspondent à la nécessité pour le groupe de se protéger d’une contamination possible et de protéger les endeuillés eux-mêmes. Par leur exclusion réelle ou symbolique, la communauté se ménage et leur ménage ainsi une marge pour reprendre haleine et se refaire une vitalité. Maîtriser rituellement le deuil équivaut symboliquement à maîtriser la mort. Pour de nombreuses traditions, c’est aussi un temps d’errance ou un temps d’attente pour “le principe vital” du défunt. Temps nécessaire pour accomplir le voyage vers un au-delà, vers une nouvelle demeure, vers sa destinée symbolique. Et pendant ce même temps le cadavre se décompose, les viscères se putréfient, la chair quitte les os. Il importe qu’à la fin du temps prescrit, les parties impures du corps soient complètement désintégrées, pour réaliser la métamorphose du cadavre en relique.

Troisième phase : temps de vie, temps de renaissance

La troisième phase, moment de réintégration, commence avec la célébration des secondes funérailles, à la fois moment de commémoration, de renaissance, et de remise en ordre finale. Après un temps donné par la tradition, la communauté va se retrouver et célébrer un rituel qui scelle et fête les retrouvailles tant avec le mort qu’avec les endeuillés. Les proches se retrouvent dans un lieu sacralisé par les restes du corps, autour de la tombe soigneusement terminée. Dans certaines traditions, la tombe est ouverte pour y collecter les ossements blanchis. Ces os, inaltérables et purs, symboles de vie éternelle, sont rituellement placés comme reliques sur un autel ou déposés dans l’ossuaire sacré de la communauté. Dans d’autres traditions, les proches célèbrent le dépôt final des cendres dans le fleuve sacré. Quelques cendres sont parfois conservées précieusement dans un lieu sacralisé de la maison, petit autel appelant le souvenir, rappelant les vertus du parent glorifié. Ossements imputrescibles, cendres qui ont résisté au feu, momies complètement desséchées, le culte des morts va pouvoir s'appuyer sur ces supports impérissables, symboles de leur immortalité.

Enfin ces secondes funérailles se clôturent lors d’un somptueux repas rituel en un rite de resocialisation qui marque la levée du deuil, le retour des endeuillés à la vie normale et leur réintégration dans le groupe. C’est le temps de la fête pour marquer la double renaissance, le double retour à la vie : l’endeuillé renaît à l’existence terrestre et le défunt renaît au statut d’ancêtre ou d’esprit protecteur. Il a trouvé un espace dans la mémoire des proches et de la communauté et dans les traces qui subsistent (relique, tombe, objets, photos, …). En flagrant délit de vie, le mort a repris sa place parmi les vivants.

Inconscient universel

Aujourd’hui, les sociétés occidentales pratiquent une version accélérée du rite funéraire mais les Gaulois, les Celtes, les Germains, les Amérindiens pratiquaient sans aucun doute un rite funéraire proche du rite archétypal. On peut donc voir dans ce rite archétypal, mis en place depuis la nuit des temps par les sociétés humaines, une expression commune de la pensée, des angoisses, des désirs de l‘être humain, une certaine universalité de fonctionnement de notre corps et de notre psyché. La religion catholique et la science ont donné lieu à cette version accéléré occidentale, mais fondamentalement et inconsciemment l’homme possède toujours en lui ces invariants universels. Il convient dès lors de toujours en tenir compte.

Au temps du Coronavirus

 Ne demande pas que les évènements arrivent comme tu le veux, mais contente-toi de les vouloir comme ils arrivent, et tu seras heureux.
Epictète

En ce temps de confinement, les funérailles ne peuvent se faire que dans la plus stricte intimité. Intimité se limitant au premier degré de parentalité, peu de personnes sont présentes pour saluer le départ du défunt. Mais l’on fait parfois face aussi à l’absence complète de proches lorsque ceux-ci se retrouvent assignés en quarantaine. Comment dès lors apaiser les proches, assurer l’intégration du défunt dans leur mémoire et les préparer sur le chemin du deuil ? Comment pouvoir faire son deuil lorsque que les funérailles sont inexistantes ? Comment assurer les liens lorsque ceux-ci sont drastiquement coupés ?

Confinement et deuil

Le deuil est avant tout la conséquence d’une perte. Le décès d’un proche représente la situation de deuil emblématique mais un état de deuil peut aussi surgir lors d’une rupture non désirée d’une relation amoureuse ou même lors la perte d’un objet qui nous est particulièrement cher. Le deuil, c’est faire face à ce qui n’est plus.

Selon Jean-Michel Longneaux (Finitude, solitude, incertitude : Philosophie du deuil, 2020), le confinement dû à l’épidémie du Coronavirus nous met face à des pertes inhabituelles qui touchent profondément notre moi : je ne peux plus faire ce que je veux, je ne contrôle plus mon chemin de vie, ce qui était établi par la coutume ou par les lois ne m’est plus dû. En résumé, il y a comme un effondrement de ses droits et une réelle amplification de ses devoirs. L’endeuillé peut ressentir cette situation avec révolte devant son incapacité de changer les règles pour pouvoir assurer de correctes funérailles pour l’être cher décédé. Il s’insurge ou se plie devant la perte de son « désir de toute puissance ». Il prend conscience que plus rien ne lui est garanti. Il lui faut donc en parallèle faire un difficile travail de deuil sur la perte de ce que la société a érigé, au cours des dernières décades, en quelque chose qui lui est dû, auquel il a naturellement droit.

Il est injuste de ne pouvoir dire correctement au revoir à l’être cher lors de funérailles que l‘on aurait organisé ou auxquelles on aurait assisté. Mais, au temps du Coronavirus, il faut apprendre à l’accepter même si c’est difficile à comprendre. C’est la force de pouvoir se libérer de ses attentes, de ses exigences, en fonction d’une fatalité, de quelque chose que l’on ne peut contrôler, qui permet l’apaisement, mais aussi et surtout l’émergence du sentiment de déculpabilité. Pour paraphraser Marc-Aurèle, il importe d’avoir la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer, et le courage de changer les choses qui dépendent de moi. Dès lors on peut reprendre vie. On peut se mettre à imaginer les funérailles que l’on aimerait mettre en place dès que les mesures de confinement seront complètement abrogées. On peut concevoir, inventer, ritualiser. Dès lors on peut rentrer en résilience, on peut initier le chemin de deuil liée à la perte de l’être cher. Dès lors, aussi, on se place dans la 2ème phase du rite funéraire même si la première n’a pas été correctement réalisée, ni réellement terminée.

Si les funérailles tronquées peuvent porter préjudice, le confinement peut apporter certains avantages. Il nous offre l’opportunité de basculer dans la version longue du rite funéraire, d’inclure la phase de deuil dans un rite qui reste à vivre, qui reste à terminer. Face à la vie effrénée du 21è siècle qui n’offre que peu de temps à la pause, le confinement offre comme un arrêt du temps. Il permet à l’endeuillé de réellement se donner le temps du deuil, en pleine conscience, avec la sérénité nécessaire s’il a positivement accepté cette contingence. L’isolement peut aussi prêter à la méditation, à à la pause, à la paix …… Comme dans le rite archétypal, la césure avec le monde offre à la fois une protection réelle ou symbolique et une marge pour tout doucement se reconstruire , se refaire une vitalité. Mais la réussite du chemin du deuil au temps du confinement impose aussi la préservation des liens avec les proches et la régénération des contacts avec la communauté tout en retissant de nouveaux liens psychiques, spirituels et merveilleux avec le défunt. C’est là le rôle des rituels et c’est aussi le rôle des nouvelles technologies ….

Confinement et rituels

Quelques suggestions d’activités et de rituels pour créer des moments de présence du défunt, pour être ici et maintenant avec lui en pensée, en souvenirs, en images :

  • composer un petit autel : se choisir un lieu, une place pour créer un petit autel-hommage au défunt. Y placer une photo, un objet, une fleur, …. Y allumer une bougie pendant la journée offrant la lumière qui luit toujours dans les ténèbres, créant la présence, initiant la pensée, gravant la mémoire.
  • trier d’anciennes ou de récentes photos, relire d’anciennes lettres : se remémorer à travers elles les moments heureux, les plus difficiles aussi que l’on a surmontés, se ressasser tous ces moments de vie que l’on désire ancrer dans la mémoire, dernier lieu psychique d’existence du défunt.
  • se donner un moment par jour pour écrire de petites anecdotes, pour composer de petites histoires qui illustrent telles photos ou tels objets, pour les moments que ceux-ci ont figés, et les figer à leur tour dans la mémoire. Elles permettront aussi d’imager les textes-hommages lors des commémorations.
  • se poser en écoutant une chanson ou un morceau de musique chéri par le défunt, se poser quelque minutes devant le petit autel improvisé en se remémorant un moment particulier avec le défunt. Boire son petit café ou un petit apéritif en pensée avec la personne chère disparue. Imaginer le lieu symbolique où réside le défunt pour accrocher cette image. L’important c’est qu’il y ait pause et pleine conscience, que le moment soit dédié.
  • s’imaginer et préparer des funérailles, car une commémoration devra avoir lieu, en listant les proches à inviter, les amis à contacter. Ecrire son petit texte d’hommage

Pour ceux en quarantaine, parce qu’ils ou elles sont restés trop proche du parent terrassé par la pandémie, il importe de garder un contact, de pourvoir s’épancher, juste raconter, se sentir écouté. Les nouvelles technologies permettent aujourd’hui de se parler, de se voir.

Tous ces moments, ces activités permettent aussi de préparer de « vraies » funérailles car, dès les règles de confinement abrogées, il sera nécessaire de vivre une réelle commémoration pour réunir les proches, pour renouer les liens, pour rendre les nécessaires hommages au défunt. Tous ces petits rituels, ces activités vont inscrire le moment, le lieu, les circonstances dans la mémoire et dans le temps. Ce temps de confinement, ce moment exceptionnel et émotionnel peut se révéler un atout. On se souvient toujours des moments hors de l’ordinaire. L’endeuillé se souviendra longtemps de la personne décédée qu’il ou elle a mémorisée à travers le couple bougie allumée/photo-objet et à travers les anecdotes et petites histoires ressuscitées. Il lui reste à cheminer sur ce chemin de deuil maintenant balisé.

Après-confinement et rituels

C’est l’instant pour renouer les liens, le temps pour resocialiser les activités, pour se revoir, s’étreindre, s’épancher. C’est le moment aussi pour préparer, sans hâte, une réelle commémoration du décès du parent ou du conjoint. Cette commémoration ne peut plus consister en de traditionnelles funérailles. Il n’y a plus de cercueil, plus de messe où celui-ci est béni, plus de cérémonie au crématorium. De même les pompes funèbres ont terminé leurs rôles mais les contacts nécessaires subsistent. C’est un temps où le rite funéraire est teminé mais ne peut psychologiquement l’être. C’est donc à nouveau l’opportunité de se couler dans le rythme du rite funéraire archétypal et de préparer les secondes funérailles.

Après un temps où les endeuillés isolés se revivifient doucement auprès de leurs proches, reprennent certaines habitudes tout en conservant les petits rituels du confinement, ce sera le moment d’organiser, de préparer ces secondes funérailles qui ne peuvent pas attendre trop longtemps. Certaines sociétés à traditions attendent 40 jours pour atteindre la métamorphose symbolique du cadavre en relique car 40 jours c’est l’éternité dans l’imaginaire mythologique. Sans doute le désordre dû au virus couronné atteindra ou dépassera cette période et l’inconscient pourra dès lors inscrire les endeuillés dans ce temps mythique.

On peut imaginer comme rituel, une réunion autour de la tombe ou sur le lieu de dispersion des cendres. Accompagnée de musiques choisies, l’assemblée écoutera les discours d’hommage, accueillera les petites histoires avant de communier en pensées avec le défunt lors d’une chaîne de mains entrelacées qui entoure le dernier lieu physique ou symbolique où repose le défunt.

Il importe aussi d’organiser ce repas de secondes funérailles où les proches se retrouvent dans la joie de pouvoir se retrouver, où les endeuillés reprennent vie. On peut imaginer une réunion chez un proche ou dans tout autre lieu convivial. Là aussi il faudra créer l’émotion, montrer des photos, partager de petites histoires. Chacun/chacune pourrait avoir apporté un objet, un vêtement, un livre, quelque chose intimement relié au défunt et chacun/chacune pourrait raconter une anecdote mettant en lumière cet objet devenu emblême du lien avec le défunt. Cette journée doit se terminer dans la joie des retrouvailles pour imprimer en chacun une marque positive et mémorable, pour minimiser, par ce rite accompli en son ensemble, le risque de culpabilité chez le conjoint ou l’enfant et pour assurer un sentiment de paix et de sérénité pour la communauté des proches. La mort est transcendée par ces retrouvailles.

Commémoration

Une commémoration devrait être organisée, juste 1 an après, à la date du décès, où tous les proches sont à nouveau présents pour célébrer à la fois le défunt et lui rendre un nouvel hommage mais aussi pour se remémorer ensemble la vie au temps du coronavirus.

Conclusion

Le temps de confinement imposé par le virus couronné, s’il bouleverse l’élaboration du rite funéraire tel qu’habituellement pratiqué en Belgique ou en France, offre peut-être, si l‘on se réfère aux coutumes plus anciennes du rite funéraire, un temps, un lieu, et le moyen, de renouer avec des pratiques sans doute plus en harmonie avec les aspirations psychiques de l’être humain. Le confinement offre du temps au temps de deuil. Mais ceci est vrai à deux conditions : garder et fortifier les liens avec les endeuillés pour éviter les terribles sensations de solitude et d’impuissance et s’assurer que l’endeuillé comprenne et accepte, avec une certaine sérénité, ce confinement imposé et sa conséquence de funérailles tronquées.

Pour Jean-Michel Longneaux, accepter la perte permet de gagner un rapport plus juste avec ce que l’on est. Tout deuil permet de se dépouiller de ses illusions, d’enlever ce qui n’est pas soi et d’être, dès lors, à l’aise avec ses limites. On en revient aux limites de l’être humain, limites qui nécessitent les rituels …..

Le deuil, c’est un travail psychologique et social par lequel un individu meurt à ce qu’il n’est plus pour renaître à ce qu’il est devenu
Jean-Michel Longneaux

Note

Ce texte inclut quelques extraits de mon texte sur les rites funéraires paru dans le livre « Flagrants Délits de Vie » aux Editions des Orients. Ce livre, association de photos de Malik Choukrane et de textes de Malik, Roland de Bodt et moi-même, illustre la pratique du rituel funéraire dans la culture kabyle, l’universalité des principales modalités et fonctions du rite funéraire, et, de façon poétique, l’attitude de l’être humain face à la mort.

L'auteur

Robert Herouet

Robert Herouet

Passionné par les rites et rituels

Je me suis intéressé aux traditions polythéistes orientales ensuite à l'ethnologie, la sociologie et vers les mythes et les rites que j'ai approfondis au travers mes lectures et voyages (Inde, Tibet, Japon, Pérou, ...). Laïc et athée, je puise chez Jung, Eliade et Caillois mon attachement au sacré. Je prends conscience de l'importance et de la nécessité des rites et rituels en découvrant le travail de Denis Jeffrey. Je donne parfois des conférences au sein du monde laïc.