Un témoignage de Alessandra RIGGIO publié le 15 septembre 2021

Tout a commencé il y a six ans suite à l'ablation totale de mon côlon. Malgré un organe en moins et la suite logique de la résolution de mes problèmes de santé, j'étais toujours liée à ma maladie, dans des engrenages et mécanismes de survie qui m'empêchaient d'être moi-même, de prendre ma place, emmurée dans un contrôle permanent. J'étais en survie ! J'ai alors décidé d'entamer un travail thérapeutique autour du transgénérationnel: délier les chaînes qui m'agglutinaient au passé... un passé gardé caché, secret car on ne pouvait pas dire « ces choses-là ».

L'écriture a toujours été, depuis mon enfance, un moyen de m'exprimer, de dire « je », de partir dans mon imaginaire pour nourrir mon âme. Suite aux séances intenses en psychogénéalogie, j'avais besoin de matérialiser par écrit mes émotions, ma colère, ma tristesse, ma joie également, tout ce que j'avais retenu et intégré. C'est ainsi que j'ai craché plus de quatre cents pages, mon ordinateur et mon traitement de texte me servant d'alliés à ma « renaissance ». Un long chemin de résilience se présentait à mon être fragilisé : à moi la liberté, la liberté de m'extérioriser sans recevoir des coups, sans être jugée et rabaissée continuellement... Partager ma sensibilité, ce trop plein d'émotions mal gérées, niées, somatisées depuis trop longtemps avec mes mots, ma verve, mon exubérance, ma peur de l'autre... mon besoin de reconnaissance. Être aimé, n'est-ce pas le propre de l'homme ?

Mon écriture a pris un réel sens dans mon existence lorsque j'ai rédigé mon récit de vie, « Juive et Anorexique », l'histoire de ma famille, le pourquoi et le comment de ce que j'étais devenue: une gamine craintive, dominée par une mère castratrice. J'avais si peu de place pour exister, pour me réaliser, pour être celle que j'étais profondément, une jeune fille rêveuse qui fuyait la cruelle réalité de la vie pour se perdre dans un univers allégorique et utopique. Tout s'est fait tout seul, dans la relecture de mes quatre cents pages « À la rencontre de ma famille ». Certains passages très puissants, utilisant l'impératif et souvent la deuxième personne du singulier lorsque je m'adressais à ma mère... ont donné naissance à un spectacle.

Je m'imaginais déjà sur scène, moi, petite crevette esseulée sur une plage déserte, à partager mes émotions, à dire « je », à parler de celle qui m'avait fait tant de mal, à raconter mon histoire, celle de ma famille qui a subi d'incommensurables souffrances pendant la guerre. Il faut dire que ce n'est peut-être pas « anodin » d'être née d'un père sicilien et d'une mère juive hollandaise qui, d'une part, a connu les horreurs de l'extermination des Juifs pendant le règne nazi et d'autre part, était détenue par les Japonais avec ma grand-mère dans des camps en Indonésie. Ce n'est peut-être pas insignifiant d'avoir plongé dans l'anorexie et la boulimie avec une mère instable qui avait enduré la famine, à l'obsession de ce qui était bon ou pas bon pour la santé et de ce que j'étais obligée de manger, d'avaler... rejeter, recracher. Toutes les secondes de mes journées étaient tournées autour et vers la nourriture, avec comme seul but, « me purifier ».

C'est ainsi que j'ai créé, mis sur pied ce projet qui me tenait à cœur : « Juive et Anorexique » sur scène, avec ma sensibilité, juste ma fragilité à fleur de peau pour toucher le spectateur. Au travers de mon histoire, il lui arrivait de retrouver une part d'ombre enfouie dans le fond de sa mémoire, avec des souvenirs et des sensations liés à l'enfance. À ce jour, j'ai joué quatre fois mon récit de vie. Je devais le présenter au mois d'octobre 2020. À chaque fois, ce sont des regards plein de compassion, de compréhension... d'admiration qui croisent mes yeux émus par tant de reconnaissance. Ces cadeaux venant du cœur me procurent une joie immense. « Reconnaissance », c'est le mot étincelle qui a fait jaillir de mon âme toute l'importance, la nécessité d'être AIMÉE, de m'accomplir, non plus dans le rôle de victime mais dans l'expression de soi.

« Juive et Anorexique » donnait un sens à ma créativité, moi, l'amoureuse des mots, de beauté, de poésie, moi, passionnée de scène et de public. La suite logique a été la publication de mon récit de vie par les Éditions « Amant Vert ». Les pages reprenaient des documents officiels, projetés lors du spectacle sur un écran, des photos des différentes représentations, des témoignages des personnes ayant assisté à mon seule en scène et pour terminer, une anamnèse de ma maladie et les moyens que j'ai mis en place pour m'en sortir.

« Pour qu'on n'oublie jamais les absurdités de la guerre et l'intolérance raciale... Il y a toujours moyen de s'en sortir ! »

« Évoluer toujours et encore... »... tel était le leitmotiv qui me poussait à vivre, qui me donnait l'impulsion de me nourrir de ma créativité. Avec du recul, j'ai l'intuition que la publication de mon récit de vie m'a permis d'accoucher d'une écriture plus vraie, plus sincère qu'auparavant. Le sens de l'existence apparaît dans chaque histoire, avec les choix qu'on fait au quotidien, à la rencontre de ce chemin de résilience qui donne à notre fragilité toute sa portée, son importance dans la réalisation de notre mission sur terre. J'ai écrit des nouvelles qui tournent autour de l'humain, sa sensibilité, ses difficultés, son contact avec la nature. J'ai également écrit une fiction quoique autobiographique sur le parcours d'une jeune anorexique pour se libérer de ses chaînes. J'ai enfin créé quelques spectacles car j'avais besoin de cet espace scénique pour me sentir exister.

Toutes ces scènes ouvertes, écrites et/ou jouées, je les ai fait revivre dans les lignes de récits de vie « Commemoria ». À l'époque, mon psychanalyste transgénérationnel m'avait demandé si je souhaitais participer à ce noble projet, seulement en construction. Il m'expliqua que l'objectif était de construire une ligne de vie pour les personnes âgées afin de se remémorer des instants inoubliables, magiques, douloureux, accrochés à leur mémoire défaillante. Pour qu'on n'oublie jamais qu'un jour, on a eu un grand-père mineur, zingueur, ouvrier, contremaître, une arrière grand-mère décédée, qui a souffert, qui a connu la guerre, la misère, qui a vécu un amour impossible ... Ne sommes-nous pas tous reliés à nos racines, intrinsèquement ? Ranimer le passé pour qu'il rejoigne le présent par l'intermédiaire des lignes de vie « Commemoria », ouvrir l'éventail des souvenirs et se replonger dans la mémoire. C'est ainsi et par cette démarche que j'ai réalisé mon arbre de vie... du jour où j'ai pointé le bout de mon nez sur terre... avec mes expériences, mes erreurs, les photos édulcorées de l'enfance servant de point de référence à un événement partagé sur internet... car cette même ligne de vie peut être partagée, visionnée par les membres inscrits sur le site. La réalisation de cette sorte de maquette virtuelle géante m'a permis de m'en donner à cœur joie, d'égayer ma créativité... de me faire plaisir dans l'instant qui se présentait généreusement à moi. Je voyageais dans mon album photos comme une gamine qui savoure un gâteau au chocolat pour la première fois. Dès que je pouvais m'octroyer ce moment précieux avec mon enfant intérieur, je retrouvais mon univers, cette toile ouverte à mon histoire, avec les hauts, les bas, avec mon parcours artistique que j'étoffais de photos, de poésies, de mes impressions exprimant le ressenti du moment.

J'ai expliqué mon opération, des textes issus des quatre cents pages, j'ai parlé au nom de ma mère avec des clichés qui la montraient me prenant tendrement dans les bras, j'ai raconté mes premières amours, celles qu'on tient secrètes dans un coin du cœur, j'ai accouché de mes deux gamins, devenus grands à présent, qui m'ont causé tant de soucis... Oui, j'ai accouché de ma banale et somptueuse existence: je la délivrais aux yeux du monde en rendant ma ligne du temps publique. Se dévoiler, partager... Ne sommes-nous pas un peu une partie de l'autre, du voisin, de l'autochtone de l'autre côté de la terre? Notre histoire est personnelle et pourtant nous sommes tous connectés l'un à l'autre. N'est-ce pas au final le souhait, le dessein de « Commemoria » ? Puiser dans chaque humain son unicité, son vécu et le véhiculer à travers le monde pour nous nourrir de chacun... Et se dire que même si nous sommes tous différents, nous sommes tellement semblables, unis par cette chaîne qu'est la Vie, la mort... Renaissance...

L'auteur

Alessandra RIGGIO

Alessandra RIGGIO