Un article de Pierre RAMAUT publié le 26 septembre 2025

À partir de ses études sur l’alchimie, Carl Gustav Jung a développé une lecture psychologique de l’opus alchymicum comme projection symbolique des processus inconscients. Loin d’être une proto-chimie naïve, l’alchimie lui apparaît comme une cartographie imagée du processus d’individuation. Cet article expose les grandes lignes de cette interprétation, en en soulignant à la fois la fécondité clinique et les limites herméneutiques.

Jung et la découverte de l’alchimie

À la suite de sa rupture avec Freud en 1913, Carl Gustav Jung traverse une période de profonde crise existentielle et de confrontation avec son inconscient, dont témoigne son Liber Novus (Livre Rouge, publié en 2009). C’est dans ce contexte qu’il se tourne vers l’alchimie, après avoir déjà exploré les mythes, les religions et les traditions ésotériques. Il découvre dans les traités alchimiques une résonance frappante avec les contenus de ses rêves et ceux de ses patients. Comme il l’écrit : « Ce que je n’avais pas trouvé dans la science ni dans la philosophie, je le trouvai dans l’alchimie: l’histoire de l’évolution symbolique de la conscience » (Psychologie et Alchimie, 1944, § 31).
Pour Jung, la quête alchimique de transmutation du plomb en or n’est pas une naïveté proto-scientifique, mais une projection sur la matière de processus psychiques inconscients visant la transformation intérieure.

L’alchimie comme métaphore du processus d’individuation

Jung établit une correspondance précise entre le langage alchimique et les dynamiques psychiques (Mysterium Coniunctionis, 1955-56, §§ 757-760) :

  • Le laboratoire alchimique = la psyché individuelle
  • La materia prima = l’inconscient, matrice indifférenciée du Soi
  • L’opus alchymicum = le processus d’individuation
  • L’alchimiste = le Moi, instance consciente qui participe et guide
  • La pierre philosophale = le Soi accompli, totalité psychique

L’union des opposés (coniunctio oppositorum) est au centre de l’Œuvre. Soufre et Mercure, Roi solaire et Reine lunaire, symbolisent la complémentarité des contraires. En termes jungiens, cette union évoque la réconciliation du conscient et de l’inconscient, de l’animus et de l’anima, de la persona et de l’ombre. Comme le note Jung : « L’alchimie ne vise pas à supprimer un opposé par l’autre, mais à les unir dans une totalité vivante » (Mysterium Coniunctionis, § 780).

Les étapes colorées de l’Œuvre:

  • Nigredo (Œuvre au noir) – putréfaction et dissolution. Jung y voit la confrontation nécessaire avec l’ombre (Psychologie et Alchimie, §§ 118-122).
  • Albedo (Œuvre au blanc) – purification et émergence de la lumière lunaire, associée à l’anima/animus.
  • Rubedo (Œuvre au rouge) – accomplissement, naissance de la pierre, symbole de totalité (le Soi).

Jung souligne que la Rubedo n’est pas un état final atteint une fois pour toutes, mais un processus de transformation continue.

La relation transférentielle comme creuset alchimique

Jung étend la métaphore au champ clinique (Psychologie de la Transfert, 1946, §§ 380-385):

  • Le transfert et le contre-transfert sont les matériaux projetés dans le vas hermeticum, le vase scellé de la relation analytique.
  • L’analyste et l’analysant rejouent le couple royal, confrontant leurs polarités inconscientes pour favoriser une transformation réciproque.
  • L’enjeu n’est pas seulement l’élucidation, mais une véritable « transmutation symbolique » de la relation.

Portée et limites de l’analogie alchimique

Importance pour Jung

  • Une tradition occidentale validant l’inconscient collectif : l’alchimie témoigne que l’Occident a produit ses propres images de transformation intérieure.
  • Un langage symbolique riche pour décrire l’individuation au-delà du discours scientifique rationnel.
  • Une réintégration du spirituel dans la psychologie, sans dépendance au dogme religieux.

Critiques et débats

  • Des historiens des sciences reprochent à Jung une lecture projective et anachronique : il interprète des textes médiévaux ou renaissants à partir d’une grille psychologique du XXe siècle, sans égard pour l’intention de leurs auteurs.
  • Pour Mircea Eliade (Forgerons et alchimistes, 1956), l’alchimie doit être comprise aussi comme technique rituelle et religieuse, et non seulement comme miroir psychique.
  • Henry Corbin a insisté sur la dimension spirituelle et imaginale, que Jung rapproche du « monde intermédiaire » (mundus imaginalis), doté d’une réalité ontologique propre.
  • James Hillman, héritier critique de Jung, a souligné la valeur thérapeutique des images alchimiques en elles-mêmes, indépendamment d’une finalité d’individuation.

Conclusion

La lecture jungienne de l’alchimie n’est pas une contribution à l’histoire des sciences, mais une psychologie des profondeurs projetée sur la matière. En déchiffrant les symboles alchimiques, Jung a offert un vocabulaire puissant pour penser la transformation intérieure. L’analogie reste toutefois à manier avec précaution : elle relève moins d’une vérité historique que d’un mythe opératoire permettant de penser la transmutation psychique. Comme le rappelle Jung : « L’alchimie est une immense projection de l’inconscient. Elle est notre patrimoine spirituel, et son étude est indispensable à quiconque veut comprendre l’histoire de l’âme européenne » (Psychologie et Alchimie, § 37). En héritage, cette lecture jungienne a durablement influencé la psychothérapie, la pensée symbolique et les approches contemporaines du soin psychique.

Bibliographie

  • Corbin, H. (1964). L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî. Paris : Flammarion.
  • Eliade, M. (1956). Forgerons et alchimistes. Paris : Flammarion.
  • Hillman, J. (1983). Alchemical Psychology. Dallas Institute.
  • Jung, C. G. (1944). Psychologie et Alchimie. Œuvres complètes, vol. 12.
  • Jung, C. G. (1946). Psychologie du Transfert. Œuvres complètes, vol. 16.
  • Jung, C. G. (1951). Aïon. Études sur la phénoménologie du Soi. Œuvres complètes, vol. 9/2.
  • Jung, C. G. (1955-1956). Mysterium Coniunctionis. Œuvres complètes, vol. 14.
  • Marlan, S. (2005). The Black Sun: The Alchemy and Art of Darkness. Texas A&M University Press.
  • Shamdasani, S. (2012). C. G. Jung: A Biography in Books. New York: W. W. Norton.

Voir aussi

La dimension alchimique transgénérationnelle

L'auteur

Pierre RAMAUT

Pierre RAMAUT

Psychanalyste & psychanalyste transgénérationnel

Psychanalyste, psychanalyste transgénérationnel et sophrologue. Créateur de plusieurs outils innovants dans le champ de la santé mentale et du développement personnel : Généasens, Commemoria et Waystobe. Créateur et accompagnateur de « Marcher pour progresser » et d’un cycle de découverte du chamanisme mondial en lien avec le transgénérationnel : « Découvertes en terres chamanes ».