Un article de Pierre RAMAUT publié le 26 septembre 2025

Cet article propose une lecture originale de la psychanalyse transgénérationnelle à travers la métaphore alchimique jungienne. Si Carl Gustav Jung interprétait l’opus alchymicum comme projection symbolique des processus d’individuation à l’échelle individuelle, nous proposons ici d’élargir ce cadre à la dimension familiale et intergénérationnelle. Le système familial est conçu comme un vas hermeticum contenant secrets, traumas, deuils non-faits et loyautés invisibles. Les étapes alchimiques (materia prima, Nigredo, Albedo, Rubedo) sont transposées à la clinique transgénérationnelle, illustrant un processus de transformation symbolique des héritages psychiques. L’article souligne la fonction du thérapeute comme médiateur et garant du cadre, discute les limites de l’analogie et ouvre sur des perspectives contemporaines (mémoire implicite, épigénétique).

Introduction

L’un des apports les plus féconds de Carl Gustav Jung fut d’avoir interprété l’alchimie comme une projection symbolique des processus psychiques inconscients (Psychologie et Alchimie, 1944). L’opus alchymicum décrivait, selon lui, non pas une chimie naïve, mais le parcours de transformation intérieure que traverse la psyché en quête de totalité (Mysterium Coniunctionis, 1955-1956). La psychanalyse transgénérationnelle propose aujourd’hui un élargissement de ce cadre. Là où Jung situait le processus dans l’économie d’un sujet individuel, l’approche transgénérationnelle observe une dynamique analogue à l’échelle des systèmes familiaux, sur plusieurs générations. Le « laboratoire » de l’alchimiste ne serait plus seulement la psyché singulière, mais le champ psychique d’une lignée. Cette transposition, bien que fidèle à l’esprit de Jung, constitue un prolongement heuristique au-delà de sa théorie initiale, centrée sur l’individu.

Le système familial comme vas hermeticum

En alchimie, le vas ou athanor constitue le récipient clos où la matière première subit ses transformations. Sa solidité et son hermétisme garantissent la possibilité d’une transmutation. Par analogie, le système familial peut être compris comme un vas psychique contenant les éléments bruts de l’héritage transgénérationnel : secrets, traumatismes, [loyautés invisibles](/dictionnaire/comptabilité-familiale] (Boszormenyi-Nagy & Spark, 1973), mandats parentaux (de Gaulejac, 1999), ou encore fantômes cryptiques (Abraham & Torok, 1987). La cure transgénérationnelle vise à instaurer un cadre thérapeutique capable de fonctionner comme un « vase sécurisé », où ces éléments enfouis peuvent être mis en circulation et transformés.

Les étapes alchimiques et leur transposition familiale

La materia prima: secrets et héritages inachevés

Dans la tradition alchimique, la materia prima désigne la substance chaotique et vile, porteuse en germe de l’or futur. Sur le plan familial, elle correspond à l’héritage psychique brut : secrets honteux, traumas historiques, deuils non élaborés, exils, faillites ou violences indicibles. Cette matière est source de symptômes répétitifs et de souffrance, mais elle contient aussi l’énergie potentielle d’une libération.

Le Nigredo: confrontation à l’ombre transgénérationnelle

La phase noire, faite de putréfaction et de dissolution, symbolise la descente dans l’ombre. Sur le plan transgénérationnel, il s’agit de l’exhumation douloureuse des non-dits : nommer l’innommable, réintégrer les disparus effacés, reconnaître les traumas. Abraham et Torok (1987) décrivent ici l’effet du fantôme : « ce qui reste indicible dans une génération revient hanter la suivante ». Exemple clinique : une analysante découvre à travers le travail généalogique que son grand-oncle s’est suicidé dans des circonstances honteuses, événement longtemps tu dans la famille. La révélation provoque chez elle une crise intense de tristesse et de confusion, typique de la phase de Nigredo : l’ombre familiale affleure et bouleverse l’équilibre psychique.

L’Albedo: purification et différenciation

L’œuvre au blanc marque la clarification et l’éclaircissement. Elle correspond au travail de mise en sens et de différenciation des loyautés : « cette dette n’est pas la mienne », « cette peur appartient à mon aïeule ». Le génosociogramme (Schützenberger, 1993) permet d’objectiver les répétitions et de rétablir la factualité historique. C’est le moment où la mémoire familiale se purifie, où les fantômes deviennent récit, où les affects se décantent pour laisser place à une compréhension lucide.

La Conjunctio et le Rubedo: intégration et transmutation

La coniunctio oppositorum, union des contraires, symbolise dans l’alchimie l’émergence d’une nouvelle totalité, figurée par le rouge de la vitalité. Transgénérationnellement, elle désigne l’intégration des héritages contradictoires. Le sujet n’est plus prisonnier de son passé mais en devient l’héritier conscient, capable de transformer l’héritage subi en héritage assumé ou en transmission choisie. La « citoyenneté des morts », c’est donner place aux disparus pour que les vivants soient libres de vivre. La « pierre philosophale » devient la capacité de briser la répétition et d’investir sa propre vie.

Le rôle du thérapeute: alchimiste et médiateur

Le thérapeute transgénérationnel assume une fonction d’« alchimiste » : il crée le vas sécurisant du cadre thérapeutique, il soutient le Nigredo sans se laisser absorber par l’angoisse, il accompagne la phase d’Albedo par un travail de mise en récit et de contextualisation historique, il favorise la Conjunctio en aidant le patient à intégrer et à transformer ses identifications familiales.
Ce rôle suppose une vigilance particulière: le thérapeute n’est pas un déchiffreur d’énigmes mais un médiateur symbolique qui ouvre l’espace d’une transmutation psychique.

Discussion critique

L’analogie alchimique appliquée au transgénérationnel doit être maniée avec précaution. Elle relève d’une métaphore opératoire plutôt que d’un fondement théorique strictement jungien. Jung n’a pas pensé le transgénérationnel comme tel, mais ses intuitions peuvent être prolongées dans ce champ. Cette lecture s’inscrit dans une tradition plus large où l’alchimie fut comprise comme langage symbolique universel de transformation (Eliade, 1956). James Hillman (1983) a par ailleurs insisté sur la valeur thérapeutique intrinsèque des images alchimiques, indépendamment d’une finalité d’individuation. Enfin, les recherches actuelles sur la mémoire implicite et la transmission épigénétique (Yehuda et al., 2016) offrent des prolongements contemporains qui, sans valider la métaphore alchimique, soulignent la pertinence d’un modèle dynamique de transformation transgénérationnelle.

Conclusion

La métaphore alchimique, transposée au champ transgénérationnel, éclaire la thérapie familiale d’un jour nouveau. Elle invite à considérer l’histoire familiale non comme un simple récit à exhumer, mais comme un processus actif de transmutation symbolique. Le but n’est pas seulement de connaître les secrets du passé, mais de transformer l’héritage empoisonné en ressource vivante. En ce sens, la cure transgénérationnelle peut être comprise comme un véritable Opus alchymicum, où l’or de la liberté psychique se forge dans la confrontation avec les ombres de la lignée.

Bibliographie sélective

  • Abraham, N., & Torok, M. (1987). L’écorce et le noyau. Paris : Flammarion.
  • Boszormenyi-Nagy, I., & Spark, G. (1973). Invisible Loyalties: Reciprocity in Intergenerational Family Therapy. New York : Harper & Row.
  • de Gaulejac, V. (1996). Les Sources de la honte. Paris : Desclée de Brouwer.
  • de Gaulejac, V. (1999). L’Histoire en héritage. Paris : Desclée de Brouwer.
  • Eliade, M. (1956). Forgerons et alchimistes. Paris : Flammarion.
  • Hillman, J. (1983). Alchemical Psychology. Dallas Institute.
  • Jung, C. G. (1944). Psychologie et Alchimie. Œuvres complètes, vol. 12.
  • Jung, C. G. (1955-1956). Mysterium Coniunctionis. Œuvres complètes, vol. 14.
  • Schützenberger, A. A. (1993). Aïe, mes aïeux !. Paris : Desclée de Brouwer.
  • Yehuda, R., Daskalakis, N. P., Lehrner, A., Desarnaud, F., Bader, H. N., Makotkine, I., … & Bierer, L. M. (2016). Epigenetic biomarkers of intergenerational trauma transmission. American Journal of Psychiatry, 173(8), 872-880.

Voir aussi

La dimension alchimique dans la psychanalyse jungienne

L'auteur

Pierre RAMAUT

Pierre RAMAUT

Psychanalyste & psychanalyste transgénérationnel

Psychanalyste, psychanalyste transgénérationnel et sophrologue. Créateur de plusieurs outils innovants dans le champ de la santé mentale et du développement personnel : Généasens, Commemoria et Waystobe. Créateur et accompagnateur de « Marcher pour progresser » et d’un cycle de découverte du chamanisme mondial en lien avec le transgénérationnel : « Découvertes en terres chamanes ».