Un témoignage de Quentin Favier publié le 15 septembre 2021

Quand un oisillon tombe du nid, quand il n’est plus à côté de ceux qui lui ont donné le jour, il a deux solutions pour survivre. Il peut geler sa croissance, perdre du poids, se faire le plus petit possible afin de pouvoir se dissimuler dans le trou de la roche, ou bien il peut enfler, augmenter son poids, son volume pour être de taille face aux prédateurs, et peut-être pour que sa famille le remarque de loin, le retrouve, qu’enfin elle prenne à nouveau soin de lui.

J’entends cette courte leçon d’éveil élémentaire dans le cabinet d’une kinésiologue légèrement loufoque lors d’une unique consultation pour comprendre ce que vient me dire ce ventre qui me pèse tant. Je saisis que mes intuitions adolescentes étaient bonnes: dans ma jeunesse s’est joué un processus défensif au travers de « la bouffe » qui m’a permis d’apaiser les abandons réels et symboliques vécus.

Dans les situations où nous nous sentons particulièrement vulnérables, nous procédons souvent à un repli afin de nous protéger. C’est un phénomène quasi instinctif qui nous aide à préserver notre intégrité. Il y a des situations qu’il nous est compliqué d’affronter, d’assumer et de comprendre. Comme les situations d’abandon, de rejet, de mépris, de culpabilisation. Mon corps s’était fardé avec les années de plusieurs dizaines de kilos pour probablement maquiller une culpabilité d’exister dans cet univers si privilégié. Je devais en effet mon arrivée ici en Belgique à l’horreur d’un traumatisme sexuel infantile vécu par ma mère adoptive, la coupant psychiquement de sa capacité à être fertile. Il serait superficiel de croire que mon obésité ne trouve ses racines que dans cet épisode car, bien entendu, la relation que j’ai entretenue avec la nourriture est venue aussi jouer un rôle pluriel dans ma vie. Que ce soit dans les difficultés que j’ai pu traverser sur un plan biographique ou dans les blessures mal cicatrisées de mes arbres généalogiques, le signe névrotique du rapport au manque était là, sur la balance.

Je suis arrivé en psychanalyse en 2017 avec une demande thérapeutique concernant ma difficulté à faire lien avec mon fils. Comme un arbre qui cache la forêt, cette demande masquait ma difficulté à me lier psychiquement à mes origines biologiques et à m’affilier psychiquement à ma famille adoptive. Bien qu’étant obnubilé par mon poids depuis près de trente ans, il me faudra presque trois ans d’analyse pour oser aborder le sujet en séance. Il fallait que je sente et que j’intègre avec conviction qu’une filiation inconsciente à ma généalogie srilankaise agisse en moi pour entendre le discours inconscient de la faim, de la peur, de la nécessaire survie.

Ayant entamé, en 2019, les séminaires de l’Institut Généapsy, par le vestibule de l’application Commemoria, je m’imprégnais chaque fois davantage des exercices de formation, je saisissais de plus en plus que l’histoire de la communauté tamoule au Sri Lanka, le parcours des migrants, et le sort des Dalits en Inde donnaient également du sens à mes crises de boulimie compulsive. C’est au cours de mes séances d’analyse, pendant une élaboration autour de rêves, que de multiples intégrations psychiques ont pu se faire. Le travail d’analyse transgénérationnelle sur mes deux arbres, les recherches contextuelles et familiales effectuées me permirent aussi de relire mon histoire avec des éclairages saisissants sur la répétition d’événements de nature diverse mais de charge symbolique similaire.

Nous sommes le 21 août 2020. Il est 5h50 du matin. Encore ce chiffre cinq. Je viens de me réveiller et un rêve m’interpelle à nouveau. Hier soir, en quittant mon psychanalyste après une séance, où nous avons largement mis au travail mon poids et la chirurgie bariatrique pratiquée en mars dernier, je garde en tête qu’il faudra que je reste attentif à ce que la nuit va me réserver comme contenu onirique. Ça ne loupe pas. Pour la troisième fois cette semaine, un thème récurrent me revient à nouveau : l’intrusion d’un envahisseur. Au cours de ce rêve dont le souvenir s’efface aussi vite que mes doigts pianotent sur le clavier, je sens une urgence oppressante et omniprésente. Différentes séquences se télescopent les unes aux autres. Mais la dynamique reste la même. Je dois protéger tantôt mon fils, tantôt ma femme, tantôt ma maison car des personnes étrangères, inconnues cherchent à me les enlever ou à violer ma propriété. Plusieurs rêves, de l’enfance à maintenant, m’ont raconté et fait vivre cette même angoisse d’être assailli, et d’être violé dans ma demeure.

Dans ce dernier rêve, juste avant que je n’ouvre les yeux, je me souviens être avec ma compagne, dans notre living. Et, nous entendons du bruit au dehors. Nous voyons de gros camions remorqueurs venir faire des manœuvres dans notre rue pour s’y garer les uns à la suite des autres. Je commence à angoisser à la vue de tous ces camions. Je m’écrie l’adresse d’Anaïs : « ça y est, ils sont là, ça va commencer, je les ai déjà vus. » (Effectivement, il y a trois jours de cela, un autre rêve m’avait également donné à voir cette rue embouteillée de camions. Dans ce cauchemar aussi, des personnes jeunes et moins jeunes avaient fait irruption chez moi pour nous dérober différents objets). Cette nuit, une fois encore, je vois avec effroi, des individus à la dégaine suspecte sortir des camions et se diriger vers les habitations. Avec une hâte non dissimulée, j’enjoins ma femme à nous barricader et à vérifier avec moi que tous les accès restent fermés. Que nous sommes en sécurité. Mais les inconnus gagnent du terrain plus vite que je ne le voudrais et ils sont déjà sur mon terrain. Ils me fixent du regard. J’ai beau me vouloir menaçant et proférer des sommations, ma voix est quasiment inaudible et leurs regards prennent de l’assurance. Comme s’ils savaient déjà que je ne pouvais rien contre eux. Je cherche alors à les poursuivre pour les faire fuir. Je me rue sur eux, leur jetant des pierres pour qu’ils quittent ma maison. Ils se gaussent de moi et s’en vont, en baragouinant quelque chose que je comprends comme la promesse effroyable d’un retour. Je me réveille.

En quatre ans d’analyse, et même au de-là, je dénombre de mémoire une quinzaine de rêves tournant autour de « l’envahissement ». Que viennent me dire ces rêves si nombreux autour de ce même thème ? Qui sont ces personnes qui souhaitent me voler ou me chasser de chez moi ? Que veulent-ils ? Pourquoi suis-je dans ces rêves toujours prêt à monter la garde ? Dans un rêve éveillé libre, l’image d’un oisillon perçant sa coquille au milieu d’un nid de jeunes crocodiles me parvient. Si aujourd’hui dans ces rêves, j’arrive à tenir le siège et à faire de ma demeure une tour imprenable, pourquoi auparavant me réveillais-je avant que l’assaut fatal n’ait lieu ? Qu’est-ce qui a bougé ? Je ne me pose pas la question de savoir si ce rêve a un statut biographique ou transgénérationnel. Je le sais. Tout comme je sais très bien que la maison que je cherchais et que j’occupe actuellement me convient notamment car elle me permet de distinguer très clairement qui s’apprête à rentrer chez moi avant même qu’il ne sonne à la porte. Tout comme je sais très bien pourquoi il m’est difficile de répondre au téléphone quand j’en entends la sonnerie. L’intrusion inopinée de l’autre chez moi reste quelque chose que je relis assez aisément à de sombres souvenirs de mon enfance où des visites impromptues de créanciers et d’huissiers me pétrifiaient. Mais il ne s’agit pas de ça. Pas uniquement.

Lors d’un séminaire de formation en analyse transgénérationnelle sur le corps et ses symptômes, allongé dans la pelouse, je touche mon corps. Et avec près de 40 kilos évaporés, je sens sous mes mains des choses que je ne connaissais plus : des creux, des côtes, mon pelvis. Ce que je nomme plus tard comme des os saillants, mon formateur les rapproche du signifiant « assaillant ». Le terme me convoque à ce que je pensais m’être étranger. Il ranime en moi les mémoires d’un conflit, d’une histoire, les mémoires d’un peuple et d’une terre qui me semblaient si loin. L’assaillant attaque brusquement en survenant comme le tonnerre, comme les bombes. Je suis connecté à ma chair, connecté aux entrailles qui m’ont porté, et connecté à l’ethnie dont je suis le fruit. Je redécouvre au travers de ce nouveau corps, l’histoire d’un pays, le Sri Lanka. Je suis connecté aux foudres et aux torrents de haine. Le mot assaillant se déploie et le film d’une histoire déterrée se rejoue dans ma tête. Je suis délesté d’une partie de moi-même, la garde est tombée et ce qui m’assaille, c’est ma propre maigreur. C’est la soif, c’est la faim, c’est le désarroi des ancêtres qui ont tout perdu, tout quitté.

Il est 6h15 aujourd’hui et je m’interroge sur le lien entre la résurgence de mes angoisses dans mes rêves et ma perte de poids. Je cherche dans le dictionnaire de la symbolique des rêves de Georges Romey, les entrées pour « Assaillant », pour « Envahisseur », pour Irruption », pour « Barrière ». Mais c’est à l’article « Maison » que je lis quelque chose de pertinent : la maison, dans le rêve, est avant tout la maison l’enfance, ou plutôt, un lieu qui restitue les relations familiales telles que le rêveur ou la rêveuse les ont vécues pendant l’enfance. (...) Il reste dans l’écrasante majorité des situations, la maison s’offre comme une épreuve à surmonter, un temps à revivre, une énigme à élucider. (…) passé le seuil, l’inconscient du rêveur ou de la rêveuse sait que là les attend ce qu’ils avaient choisi d’oublier.

De quels assaillants me suis-je donc protégé en dévorant plus que de raison, empilant ainsi les kilos comme on empile des pierres autour d’une citadelle ? De quelle misère ou de quelle famine me suis-je donc préservé en stockant tant de graisses ? A qui cherchais-je à me relier ? De quelle précarité sociale, statutaire, ou d’existence me suis-je donc protégé par cette obésité sévère ? Comment l’alimentation est-elle devenue une véritable obsession pour moi ? Comment ai-je pu passer trente ans de ma vie à attendre minute après minute le prochain repas comme si c’était le dernier ? Pourquoi ai-je élevé des remparts autour de mon être ?

La semaine qui précéda le rêve retranscrit, je revoyais après plus de cinq ans, la famille de Dasanikanthan, alias « Kanthan ». Kanthan était entré dans ma vie en 2013. À l’époque réfugiés srilankais en Belgique, sa femme, sa fille et lui avaient fit irruption dans cette existence où j’avais chassé loin de moi tout ce qui pouvait me rattacher à l’Inde et à mon arbre biologique. En l’espace de quelques mois, ils avaient fait naître un réel intérêt pour une culture que j’avais censurée. Les similitudes entre nos deux familles ajoutées à la proximité de nos prénoms étaient saisissantes. Ils m’avaient confié leur douloureux destin d’opprimés, de victimes de guerres et d’exilés. Pétris de peur en recevant leur ordre de quitter le territoire, ils avaient dû fuir dans la nuit sans que je ne puisse les retenir. Je restai sans nouvelle d’eux durant près de deux ans. Lorsque Kanthan me recontacta, je fus évidemment infiniment touché par sa démarche. Quel meilleur témoignage d’une amitié !

Récemment donc, j’ai pu retrouver cette famille que je sens si proche de mon histoire. Les retrouvailles me ramenèrent une nouvelle fois à l’île resplendissante du Sri Lanka, terre supposée de ma mère biologique et de ma propre conception en mai 83 (soit deux mois avant le sinistre « Black July ». Là où l’histoire de mes ascendants de sang s’était écrite, une communauté avait été placée par les autorités coloniales au rang de privilégiés, avant d’être destituée et brimée au départ des anglais. La colonisation, le clivage communautaire, l’indépendance, les conflits ethniques, les pogroms et les guerres intestines et fratricides qui ravagèrent le pays : c’était tout cela que je partageais sans trop le savoir avec Kanthan, ce frère symbolique. Kanthan, sa femme Mathura et leurs trois enfants vivent actuellement à Carcassonne et travaillent dans la cité médiévale aux célèbres remparts. Ça ne s’invente pas ! Clin d’œil du destin ou du hasard que de les avoir menés dans une ville où les tours restent imprenables.

Avant et après mon départ pour mon séjour à Carcassonne, sous l’impulsion d’un séminaire clinique sur le transculturel et l’application Commemoria, j’entrepris une exploration de l’histoire familiale de ma lignée paternelle adoptive. Pour ce faire, je pris mon courage à deux mains et alla questionner ma grand-mère paternelle en utilisant les petits trésors de ses albums photos. Marie-Henriette L., c’est son nom, a toujours été à mes yeux une femme généreuse et rigoureuse dans son rapport au temps, aux dates, aux événements. Mais elle m’avait surtout aussi habitué à être une grand-mère peu démonstrative, assez franche dans ses paroles (parfois blessantes), et surtout très peu loquace sur ses propres émotions. J’étais immensément lié à son défunt mari Georges F. mais finalement assez peu à elle.

En 2021, aujourd’hui, elle est âgée de 94 ans. Nous avons été brouillés pendant près d’une année suite à de nombreux reproches qu’elle m’avait faits injustement. Ses reproches concernaient mon manque de régularité dans mes visites. De ses trois petits-enfants, et habitant pourtant le plus loin, j’étais celui qui la saluait le plus. Mais cela ne lui suffisait pas. Ses reproches m’avaient agacé, car ils résonnaient de la sorte: quoique tu fasses pour investir cette relation avec ta grand-mère, tu ne seras jamais comme les autres, comme les « vrais ». Notre brouille discutée et puis effacée, je commençais à entretenir un nouveau lien avec ma bonne-maman.

Nous discutâmes ces dernières semaines abondamment autour des différentes photos qu’elle avait gardées. J’étais stupéfait par sa mémoire intacte. Elle se souvenait, bien sûr, des personnes, des lieux, des événements mais aussi de ce que les photos ne racontaient pas. Elle me parla de son rapport très fort à la culture dans les années 20. Abreuvée de théâtre, de lecture et de cinéma, l’enfant chérie de ses parents, et cadette de 14 ans de son frère Henri L., Marie-Henriette L. vivait une vie insouciante en plein cœur de Tournai où sa famille tenait une épicerie florissante.

Marie-Henriette a 14 ans en mai 1940. Cinquième mois d’une année terrifiante. Tournai se sait menacé par l’envahisseur et très vite, des bombardements sont annoncés. On occulte les habitations pour que les avions qui survolent la ville ne voient pas de logements habités. Certaines rues doivent être évacuées. Marie-Henriette et ses parents devront marcher trois jours durant, dormir dans les fossés pour rejoindre Lauwe, et trouver refuge dans un cinéma jusqu’à ce que la Cité aux Cinq Clochers soit à nouveau sûre. Le 20 mai 1940, bonne-maman et sa famille retrouvent une ville détruite, en ruines. Ils ont tout perdu. Leur commerce, leurs stocks, leur source de revenus, leur maison. Ils sont dans un premier temps recueillis chez Henri L. qui les héberge dans sa demeure épargnée à Tournai. Mais la promiscuité entre son épouse, Margueritte, et sa belle-famille est compliquée. Assez rapidement, Margueritte trouve une solution expéditive aux conflits : une vente rapide et un déménagement impromptu précipitent bonne-maman et ses parents à migrer une nouvelle fois vers l’incertain. Le commerce reprend vie en se déployant modestement derrière une large baie vitrée prêtée généreusement par une fidèle cliente. Un nouveau logement, une affaire qui se redresse doucement mais sûrement. La vie suit son cours et les stocks se remplissent à nouveau.

Bonne-maman me raconte ce récit illustré de photos poignantes. Je nourris grâce à elle mon travail sur l’application Commemoria. En quelques clics, quelques recherches sur le web, une présentation hautement signifiante se dessine sur l’interface: son enfance, son adolescence, les bombardements, l’exode, les ruines, son mariage, sa migration vers le village qui a vu naitre mes parents, la boucherie qu’elle tiendra avec son époux et leurs voyages. Cette ligne du temps Commemoria que j'ai réalisée sur la bribe de récit de vie de Marie-Henriette est accessible via cette adresse: https://cmmr.me/67f. J’adjoins à cette ligne du temps numérique une temporalité parallèle: la guerre civile au Sri Lanka, la famine, la détresse et l’exode des Tamouls. Deux passés aux antipodes l’un de l’autre se télescopent et se répondent autour d’un cinquième moi(s) que je sais m’être « famille-liée ».

Mes visites chez bonne-maman sont chaque fois plus savoureuses, car là où je ne voyais pas d’amour et de lien investi, je vois naître avec joie une reconnaissance mutuelle de ce que l’autre a pu vivre, et une complicité tournée simultanément sur le passé et la transmission. N’étant pas l’un des « vrais » petits-enfants, je reçois pourtant de ses confidences le statut de dépositaire d’une mémoire précieuse. Ces partages nourrissent à la fois l’interface de la ligne du temps sur Commemoria, à la fois notre complicité et bien évidemment ma filiation à ma famille adoptive, que je pensais m’être étrangère.

Un jour que je l’interroge sur les dates de naissance, sur les mariages, toute affairée à me répondre avec la rigueur que je lui connais, Bonne-maman me dévoile un petit carnet bleu dans lequel elle note scrupuleusement toutes les dates de son arbre. Je profite d’un moment où elle s’éloigne un peu pour jeter un coup d’œil clandestin dans le fameux carnet. Surprise ! J’y trouve répertoriées des années et des dates à n’en plus finir. Chaque date fait mention d’un lieu, d’une maison, d’un restaurant ou d’un événement. A chaque inscription se trouve résumés les différents plats du repas qui lui a été donné de manger. Je rigole d’abord fortement d’incompréhension face au caractère dérisoire des pages consultées. Elle revient, et ne peut me donner d’explications rationnelles sur ce travail de rédaction. Elle me reprend le carnet des mains, le referme et le range en gardant sur son visage un sourire mystérieux. Je souris alors à mon tour : une vérité m’apparaît une nouvelle fois. Si la filiation à mes arbres belges m’a longtemps paru factice, j’intègre une fois de plus dans mon processus d’analyse transgénérationnelle que je suis lié bien plus que je ne le pense à cette famille qui m’a ouvert les bras. Si mon obsession pour la nourriture m’a enrobé de stocks graisseux durant des décennies, je comprends que Marie-Henriette fut elle aussi impactée psychiquement par l’absence de stocks, au point d’engranger par l’écrit les repas dont elle put se rassasier. Ses remparts à elle, c’était les Lundis Perdus (tradition tournaisienne se déroulant le premier lundi qui suit le 6 janvier. Au cours du repas familial, où l'on se doit de manger du lapin, un roi de table est désigné et tous les convives doivent le suivre), c’était les dîners de fêtes, c’était les dimanches qu’on habillait de belles nappes et de ronds de serviettes. Le temps qui passe et qui désarticule les fratries, les familles fut le plus rude assaillant. Il gagna la bataille que Marie-Henriette livra dans cette dernière vie. Car aujourd’hui, sa table ne compte plus qu’une seule assiette. Le cœur n’est pas encore affamé mais, ses crampes se font entendre quand les journées sont trop longues à attendre une visite qui ne vient pas. Alors, reste le silence des murs, entre lesquels les repas se prennent sans joie ni fête dans un appartement qui ressemble de plus en plus à un bocal.

Mais ne sommes-nous pas tous dans notre bocal à notre façon ? Ne sommes-nous pas tous un peu pétris dans nos croyances, dans nos névroses, dans nos rapports au manque, au temps, à l’autre, à la mort? L’enquête transgénérationnelle est une aventure qui nous sort du bocal. Elle nous extirpe du monde sensible et nous projette à travers l’espace et le temps dans l’invisible tissu qui nous relie à nos ascendants. Pourquoi celui-ci a-t-il saboté sa propre existence ? Pourquoi celui-là a-t-il choisi cette épouse ? Pourquoi ne sait-on rien de ce personnage dans l’arbre ? Pourquoi ne pouvions-nous pas aborder ce sujet précis le dimanche autour de la table ?

Chacun essaie de faire du mieux qu’il peut avec ce que lui transmet sa famille, ses parents, ses expériences. Chacun trouve (parfois sans se l’avouer) dans le système qui l’a vu grandir les dérèglements potentiels des existences croisées d’autrefois. Mais qui a l’audace (ou la compassion nécessaire) de les regarder en face pour ce qu’ils sont ? Qui les envisage ni plus ni moins que comme des stratégies d’être au monde, d’être aimé par les siens et d’en être reconnu ? J’ai vécu durant 29 ans avec le goût amer de la solitude dans la bouche. Je ne pouvais faire le chemin psychique qui me rattachait à l’Inde, et ne pouvais par ailleurs pas entreprendre celui que ma famille adoptive avait déblayé pour moi. Je me trouvais seul au milieu de la route. Si la psychanalyse et la formation entreprise chez Généapsy m’ont permis de relever la tête, l’application Commemoria aura allumé les réverbères qui jonchaient ce boulevard. Car le processus mis en place par l’application Commemoria aura certes grandement accéléré l’intégration des héritages transmis et, pour ma part, la réappropriation d’une identité multiple, singulière. Dans la collecte des photographies, dans les rencontres et les partages avec ma grand-mère, dans le travail de recontextualisation à cheval sur deux latitudes et deux temporalités, l’expérience Commemoria a permis à l’arbre transgénérationnel intérieur de se sentir enfin reconnu. Commemoria a tissé du lien entre deux impensés de vies ancestrales. Outre la composition d’un support narratif « commémorant » l’existence d’un personnage de l’arbre, l’application invite l’usager à relire ou à réécrire la fiction familiale avec l’émotion qui l’habite.

Commemoria a mis du sens là où je ne le cherchais pas. Comme porté par l’utilisation de ce « diapason familial », j’ai eu ensuite l’envie de donner encore plus de relief à cet exercice de symbolisation en créant un montage vidéo télescopant les vécus de mes ascendants biologiques et adoptifs. En puisant dans les images de films, dans les documentaires d’époque et dans des vidéos de l’actualité liée à la crise sanitaire, j’ai cherché à rendre sensible l’émergence d’un lien de filiation prenant racine dans un terreau de traumas individuels et collectifs. Ce montage vidéo est un exemple d’une vidéo destinée à reconstruire émotionnellement un fragment signifiant de mon processus d'élaboration pendant ma psychanalyse transgénérationnelle.

Ce n’est qu’à l’issue de ces deux expériences créatives que j’ai pu -à mon sens- amorcer un véritable travail d’élaboration pour reconnaitre en moi la légitimité qui m’avait si souvent fait défaut. Réparer le sentiment d’appartenance, pour investir enfin le sentiment d’exister. Grâce aux recherches, aux reconnexions, à l’écriture à deux mains de cette fiction familiale, j’ai pu sortir du bocal. Voir au-delà de ce que je m’étais construit comme croyances. Accueillir ce qui avait finalement toujours été là : une famille aimante depuis toujours, et un pays -certes loin- mais non étranger. Je comprends aujourd’hui qu’ici ou là-bas, je suis chez moi. En sécurité. Avec ou sans rempart. Je suis chez moi, à la maison.

L'auteur

Quentin Favier

Quentin Favier