Témoignage pubié le 19 mai 2011

Après midi calme. Seul au bureau, à tuer le temps. Je rédige à la main un brouillon de lettre pour Edith, une parente âgée à l’esprit acéré, que je vois rarement. J’ai jeté sur le papier des échos de phrases. Ce qui me traverse la tête à ce moment servira bien de matériau quand j’aurai le temps de fignoler le texte. L’ordinateur convient admirablement pour écrire sur un mode simple des phrases langagières, dont la structure est convenue, établie presque à l’avance. Mais c’est un outil beaucoup trop lourd à manier quand il s’agit de capturer, comme au filet à papillons, la pensée libre dont les mots écrits représentent déjà une transcription secondaire, un alliage compliqué et instable passé par le feu d’un creuset.

Je m’interromps une nouvelle fois. Il est temps d’aller voir comment se porte monsieur P. à la chambre 202. Sa porte est grande ouverte. Depuis le couloir, je m’arrête pour regarder à l’intérieur de sa chambre. Assis au bord du lit, dos arrondi comme un écolier sur son banc, L’homme âgé est tourné vers la fenêtre. Je regarde avec lui l’imposant bâtiment de vingt étages qui bouche la vue, au fond du petit parc de l’hôpital. Le soleil d’hiver, éclatant, approche dans sa course le côté gauche de la construction de verre en s’y réfléchissant. Les cieux ainsi doublement éclairés nous inondent de lumière, et les chambres des patients baignent dans une clarté bleuâtre, irréelle. Les surfaces, les objets, apparaissent comme surexposés, touchés par une incandescence froide. Mais les belles après-midi comme aujourd’hui sont courtes dans les chambres situées de ce côté. Elles se terminent brusquement vers seize heures, quand le soleil bas « passe » derrière la haute ligne d’angle de l’immeuble, axe de symétrie du ciel. Les chambres sont alors plongées dans une soudaine pénombre.

Peu avant cet instant, je suis entré dans la chambre, frappant à la porte ouverte. Monsieur P. se retourne et m’accueille avec un sourire. Je lui demande comment il va. Il me répond que ça va et se tourne de nouveau vers la fenêtre. Puis il poursuit : « La nuit dernière, j’ai bien dormi. Mais les nuits précédentes, très mal. Pourquoi ? J’ai réussi, hier, à détourner mon attention (il sourit en disant cela)… Ça ne marche jamais deux fois de suite, malheureusement. Drôle de chose que l’insomnie. Un châtiment. Il va bientôt faire noir », ajoute-t-il encore. Il me jette un coup d’œil narquois, mais sa voix était basse et sourde. Je devine à quoi il pense… et j’observe à nouveau le haut bâtiment. Il rythme au ciel le temps clair et le temps sombre. Le soleil touche presque le mur brillant, renvoyant une lumière de plus en plus éblouissante, et l’ombre gigantesque approche de nous depuis le pied de la tour, comme une grande règle qui balaie le sol. L’expression « reposer à l’ombre de » prend dans la chambre un sens plénier chargé d’émotion que me transmet notre patient, mine de rien. Son regard est vide maintenant, il s’est retranché en lui-même, un peu plus recroquevillé encore dans son beau pyjama de fin velours bleu roi à rayures verticales bleu nuit, devenu bien trop grand autour de son corps amaigri. Empreint d’éclatante lumière, il manœuvre avec une extrême lenteur sur son postérieur et se recouche sans aide, nimbé par son drap de lit. Attendant désormais l’ombre proche. Il a ouvert le tiroir de sa table de nuit pour y prendre son mouchoir de poche, et j’ai furtivement aperçu le Christ qu’il a apporté à l’hôpital. L’histoire de ce crucifix m’a fasciné. Monsieur P. l’avait trouvé sur une poubelle il y a bien longtemps. La croix était perdue, il ne subsistait donc que le corps en laiton. Quoique non croyant, il l’avait ramassé et emporté.

Le même soir, peu avant vingt et une heures, je relis mes embryons de lettre, puis quitte le bureau pour effectuer un dernier tour de notre petite salle avant l’arrivée de la veilleuse de nuit. Deux patients regardent la télévision, chacun dans sa chambre. Un troisième, mourant, dort. Monsieur P. est couché dans le noir, tourné vers la fenêtre aux rideaux tirés. J’entre dans la chambre sans allumer, mais laisse la porte grande ouverte. La lumière du couloir est suffisante pour distinguer les contours. Je contourne le lit pour le voir de face. Ses yeux sont grands ouverts et il les fixe sur moi. Je regarde en contre-jour son visage glabre, comme une demi-lune posée sur l’oreiller. Sa physionomie a complètement changé. Je quitte mes pensées quiètes pour entrer dans son esprit, happé. Son aspect tranquille de tout à l’heure a laissé la place à un masque de peur. Peau mate, grise et légèrement moite, cheveux collés sur le front. Yeux brillants, regard mobile à la fois très pénétrant et absent qui se plante une fraction de seconde dans le mien — troublant ainsi ma propre eau — mais sans insister, puis ricoche dans le vide… De par la crainte suprême d’y découvrir un reflet ? Reflet de lui-même, lui renvoyé trop brutalement ? J’ai déjà observé chez quelques personnes cet air implorant de bête apeurée, sans aucune agressivité, qui n’appartient qu’à celui qui se sent traqué de l’intérieur. A celui qui au cours de sa vie, est à la suite de circonstances particulières devenu son pire, son plus fidèle ennemi. Le meilleur et le dernier. Monsieur P. lutte en général contre le sommeil. Il s’empêche de dormir des nuits durant, entières. De crainte de s’oublier, d’omettre de se maintenir en vie le cas échéant… Statufié dans son lit ou bien agité, mais mutique. J’entends encore sa femme nous dire il y a quelques jours que « c’est un drôle d’homme. Il est toujours très gentil et je peux lui demander tout ce que je veux, les enfants et les voisins aussi… Mais quand il se ferme, on ne le retrouve plus. Il se retranche en lui-même et il ne faut pas le déranger. »

À cet instant, je réalise très simplement que cet homme-là a un secret! Cette intuition m’effraie, comme si j’étais passé trop près d’une voiture en marche. Secret du genre inavouable, à personne. Même et surtout pas à lui-même. Secret enfoui sous de toujours trop fines strates de sédiments de pensées, de raisonnements amassés comme un talus. Destinés à l’ensevelir. À le sceller comme sous une dalle. Cette idée du secret m’est venue après que, à quelques reprises déjà, j’aie été désarçonné par une réaction inattendue de sa part, par la forte émotion dont il fait montre en de banales situations, et qui résiste entièrement à la tentative d’analyse. Ne pouvant dégager de critère qui rende compte de son comportement, s’ensuit la conclusion qu’il me manque la donnée importante qui dissoudrait la difficulté d’interprétation… Cette donnée est le secret. Je l’observe encore, tandis qu’il gigote. J'ai l'impression d'observer un grand lombric égaré qui se tortille sur une route tandis qu'il tente maintenant de me parler distinctement, soûlé de fatigue. Son regard chancelle, opérant avec difficultés des variations de mise au point, roulant jusqu’à moi depuis son drap de lit chiffonné qui monte devant son nez. Sa voix profonde, caverneuse, étouffée, éclate par à coups de sous la couverture avec des intonations sauvages peu maîtrisées. Une voix de dément, d’homme ivre mort qui tente encore de se contrôler. Mais ses mots ne disent rien. Ils ne contiennent pas de parole. Juste des mots ininterprétables pour moi, retentissants et vains.

Parvenu à la fin de sa vie, en positon consciente, j’en suis sûr, de quasi porte à faux vis-à-vis de son existence, il gît maintenant comme s’il était lui-même sous la dalle, par une symétrie inversée. Dalle aujourd’hui constituée par cette chose qu’il ne peut dire. Qui l’oppresse depuis des décennies. Installée, lovée en lui. Je la distingue en négatif, par ses contours. Comme le drap sur un fantôme. Jusqu’au début de la maladie, de l’affection qui abat quelqu’un, un secret de ce genre est tant bien que mal refoulé à l’arrière plan de la conscience par le flux constant, entretenu, des distractions et des activités de la vie quotidienne. Mais ensuite, avec l’arrêt progressif de toute activité et l’apparition éventuelle d’une impotence, ce n’est plus pareil. Les pensées parasites font surface et s’imposent progressivement. Elles assombrissent l’humeur, sapent le moral, coupent l’appétit et enlèvent le sommeil. Il s’empêche maintenant de dormir depuis longtemps. De peur de voir surgir comme une fumée divinatoire au détour d’un méchant rêve, le mauvais augure des contours honnis du secret. Son regard m’inocule son effroi. Je suis vaguement épouvanté, là dans la pénombre. Ça ne dure qu’un bref instant, et c’est moi qui y met le terme. Trop dur.

Je découvre, tout doucement, la condition de celui qui perd prise sur tous ses systèmes habituels de désamorçage de l’angoisse. Qui devine que le basculement prochain de sa conscience claire va risquer de lui faire perdre son secret, de le lui faire dire au cours d’un délire dont il ne gardera même pas le souvenir. De le revivre… Je suis tiré de cette méditation presque contemplative par un geste du patient. Il ouvre son tiroir et, à tâtons, cherche une nouvelle fois son mouchoir. Le Christ métallique bringuebale contre un lot de couverts et émerge un instant parmi les objets disparates. Je m’en saisis doucement, et l’observe dans la pénombre, le faisant tourner dans ma main. Le sentiment que j’éprouve envers ces objets de piété est ambivalent : mépris pour la laideur habituelle liée au vil matériau et la médiocrité du travail (ce n’est pas un objet d’art), et puis crainte fascinée pour le signifiant, l’absolu du geste représenté. Monsieur P. s’est tourné vers moi et a regardé son crucifix empiété de sa croix. Dans un sourire malin, il me dit qu’il se demande toujours si ce n’est pas lui qui est devenu la croix qui lui manque. Cet après midi, il m’avait également dit qu’il devait être parfait jusqu’au bout car sinon il recommence à ruminer…

Secret de famille ? Qui exigerait d’être caché aux dupes jusqu’à la fin, ou bien confessé aux victimes ? La seule marge de manœuvre, l’unique porte de sortie envisageable a consisté pour lui à demander à être euthanasié… La famille n’a pas bronché, n’a étonnement pas réagi. Elle a laissé partir monsieur P. comme un radeau qui quitte la berge. Nous construisons brique par brique, avec amour et patience, le somptueux édifice de nos maladies. Nous finissons par nous réfugier dans ce temple, et un beau jour nous l’abattons sur notre propre tête. En ce sens, nous sommes nos propres exécuteurs.