Un article de Christine Ulivucci publié le 26 octobre 2022

Les photographies constituent un support thérapeutique précieux, notamment en psychanalyse transgénérationnelle et en psychogénéalogie, car elles favorisent l'exploration du passé en nous livrant des éléments tangibles, des signes visibles de l'inconscient familial. Mais aussi sortir les photos de l’endroit où elles étaient conservées représente une exposition du passé, et souvent une transgression du “rien ne doit sortir de la famille”.. Une certaine réalité familiale devient visible, on ne peut plus cacher certains aspects que l'on aurait préféré taire, par honte…

Les photos de famille, telles des plaques de révélation de l'histoire familiale, nous engagent à revisiter notre généalogie et notre enfance. Elles réveillent des souvenirs, des sensations diffuses, déclenchent des associations, révèlent des zones d’ombre, des non-dits. Elles éclairent la face cachée derrière l'image idyllique de la famille.
Dans cette approche, les photos de famille, plus qu'elles ne ressuscitent le passé, suscitent des images mentales et favorisent l'exploration du passé. Elles nous entraînent dans l'archéologie des choses oubliées, dans l'impensé de nos lignées. Elles nous livrent des éléments tangibles, des signes visibles de l'inconscient familial.
Au détour d'un geste, d'une posture, d'une atmosphère, d'un blanc, la photo de famille permet ainsi d'appréhender ce qui jusque là restait caché. L'origine pointe au travers d'un signe, de la trace visuelle de ce qui s'est joué jadis. Par un détail, le punctum de la photo, « ce hasard en elle qui me point », comme le dit Barthes, ce point qui traverse le temps et me touche dans le présent, l'image livre accès à la partie immergée, aux soubassements de l'histoire. Et c'est à travers cette faille que nous voyons ce qui d'un passé enfoui remonte à la lumière. Le trou dans le tissage générationnel, l'accroc, tel un symptôme de l'histoire, deviennent visibles. Comme le lapsus dans le discours, la faille dans la photo donne accès à l'inconscient. Par lambeaux, le passé resurgit et se réagence selon une nouvelle constellation.
Par ce « quelque chose de refoulé qui fait retour » énoncé par Freud, l'approche visuelle rejoint ainsi l'approche psychanalytique. Elle interroge le lien inconscient-conscient, elle questionne ce qui a été refoulé et ce qui rejaillit, elle perce les strates du temps pour accéder à la symbolisation.Tels des fragments du réel refaisant surface, les images permettent alors de reprendre contact avec son histoire. Elles offrent un espace à la parole du sujet, un support d'élaboration, et permettent un déplacement, un saut dans le hors-champ du roman familial. Ce travail avec les photos de famille s'appuie bien sûr sur l'analyse des détails de l'image, mais demande également d'adopter un regard flottant. Ce mode de vision nécessite une mise à distance du roman familial et un désir d'aller regarder sous la surface, au-delà des apparences. Il implique une certaine destruction de l'image préétablie de la famille et la capacité psychique à laisser surgir l'informe et l'inquiétant.

Le travail avec les photos de famille permet également au patient d'analyser le système familial et sa propre place au sein de ce système. Il lui permet d'envisager son inscription, de visualiser son évolution et les différentes étapes de construction de son identité.
Les photos conservées, exposées, scénarisées dans les albums, partagées sur internet, constituent le corpus visible de la mémoire. Par-delà leur fonction de représentation sociale et de catalogage des lignées, ces photos cristallisent les fonctionnements et les dysfonctionnements du groupe et rendent visible le mécanisme du collectif et le vécu de chacun de ses membres. A la fois symptômes et vecteurs de l'histoire familiale, elles enregistrent et gardent en latence des pans d’histoire que l’on peut réinterroger. A travers elles, on peut donc questionner les liens intra-familiaux et observer ce qui se joue en filigrane dans chaque histoire. Comme sur une scène de théâtre miniature, on perçoit les échanges de regard, les gestes et les sourires esquissés, les mains qui se rejoignent, celles qui se cachent derrière le dos ou se referment en boucle, la position des corps dans l'espace, les interactions entre chaque personne.
Toutes ces photos invitent à réinterroger l'image de la famille. Que voit-on ? Que ne voit-on pas ? Quelle sensation éprouve-t-on ? Qu’est-ce qui se trouve au premier plan, en arrière-plan ? Quel est le cadrage du groupe familial, du portrait ? Qu'y a t-il autour ? Que nous suggère l’atmosphère du lieu ? On pourra se demander qui manque à l’appel. Tel membre de la famille, le père, la mère, le couple, le couple avec l’enfant, l’enfant ? Les représentations de soi bébé et de la petite enfance permettent notamment de revisiter l'environnement du contexte de naissance, les lieux et les objets, les liens parent-enfant, liens de proximité ou de rejet, d'attachement ou de distance, et de se reconnecter aux vécus intériorisés. Il sera intéressant d'observer le nombre de photos existantes, les choix de cadrage qui sont faits, la place occupée par l'enfant, qu'il apparaisse seul ou au sein du groupe familial. L'enfant est-il visible, dans les bras de qui, entouré par qui, par quoi ?
Dans cette exploration, il ne faut néanmoins pas oublier que le portrait de groupe relève souvent du roman familial, il met en scène une histoire redessinée, sans accrocs, sans fêlures. La photo de famille est donc parfois une image-écran qui masque la réalité familiale sous les atours d'une pose prise pour l’extérieur. Dans certaines familles, l'image se doit de rester lisse et chacun de ses membres est invité à colmater les failles éventuelles pour conserver la cohérence du système. Néanmoins, ce leurre ne fonctionne plus lorsque l'on fait un travail analytique. Si le travail avec les photos de famille est porteur de sens pour tout patient, il s'avère particulièrement important au cours d'un travail avec des personnes ayant subi maltraitance ou abus. Sur les photos en effet, ce qui touchait à l'indicible, acquiert une visibilité. Le corps souffrant apparaît au grand jour. La dépression s'affiche, les regards perdus ou terrifiés croisent l'objectif ou se détournent, l'enfant se retrouve coincé, agrippé, exhibé ou se tient à distance de son parent, se cachant une partie du visage, l'anorexie s'exprime, les maladies de peau ressortent. La photo invite à regarder ce que l'on ne voulait pas voir dans la famille. Cette visibilité des souffrances vécues permet au patient de parler de ce qui a été nié ou édulcoré, passé sous silence ou minoré. Lorsque l'événement a été longtemps occulté, le patient a parfois besoin d'une preuve tangible. Le symptôme psychique ou physique qu'il présente ou celui plus ancien qui apparaît sur les photos, l'engage alors à faire confiance à ses souvenirs. Les expressions et attitudes équivoques témoignent pour lui. Le corps que l'on s'était accaparé dans l'abus et dont la manifestation souffrante n'avait pas été perçue revient en force dire sa vérité sur la photo. La confrontation avec le miroir de l'image permet alors une prise de conscience et une élaboration du vécu, puis une lente distanciation d'avec les traumatismes de l'enfance et de l'adolescence. La maltraitance dans les familles est généralement invisible aux regards extérieurs inattentifs, mais il est difficile de tout masquer sur les photos. Quelque chose s'échappe toujours de ce qui se déroule à l'intérieur des murs familiaux. Et lorsque rien ne transparaît, c'est le malaise, le masque même, le faux-semblant mis en scène qui attirera l'attention.

Travailler avec des photos, que ce soit en séance individuelle ou en groupe, c’est également travailler concrètement avec l’héritage et se donner l’autorisation de le considérer autrement. Montrer une photo, c'est déjà impulser une nouvelle vision. En atelier, les photos sont montrées dans le groupe. Elles sortent du cercle familial. Elles sont exposées à des regards étrangers au roman familial. Sortir les photos de l’endroit où elles étaient conservées représente une exposition du passé, et souvent une transgression du “rien ne doit sortir de la famille”. Avec la photo, on ne peut pas travestir. Une certaine réalité familiale devient visible, on ne peut plus cacher certains aspects que l'on aurait préféré taire, par honte notamment, honte de montrer sa famille, son mode de vie, son apparence physique ou le milieu social dont on est issu. Alors que la parole peut être retenue, la photo dévoile donc des aspects de l'histoire familiale que l’on connaît et dont on n’a pas forcément envie de parler. L'acte de montrer permet de mieux voir, de nommer et de désamorcer les manifestations d'un passé qui parasite encore le présent. Parfois les photos font défaut, parce que les albums ont été récupérés par l’un des membres de la famille, ou parce qu'il y a très peu de photos qui ont été réalisées ou transmises. Le travail consiste alors à évoquer ce manque. On parle de la photographie que l’on n’a pas, on donne corps à ce qui se dérobe. On apporte des cartes postales de lieux familiaux, des clichés aériens, posant en acte la possibilité de se relier autrement à son histoire en palliant l'absence de matériaux constitutifs. Lorsque la trace visible reste hors de portée, on revient par d'autres chemins, par la parole ou la recherche d'éléments visuels similaires, sur ce qui n'a été ni photographié, ni archivé, ni montré. Une autre image se substitue à la base manquante et devient une réalité palpable face à une transmission défaillante. Retrouver des photographies permet d’entrer en contact avec certains épisodes occultés de la mémoire familiale, avec des personnes oubliées, et d'élaborer une histoire restée en suspens afin de pouvoir s'en détacher, car il est impossible de se séparer d’une absence. Ce cheminement à travers les photos du passé se fait progressivement. Selon le moment où les photographies seront apportées ou découvertes et selon la teneur du questionnement personnel, les images livreront des messages différents. L'émergence des photos suit l'émergence du sujet et sa capacité à voir, à discerner. La visibilité de l'image n'advient qu'au moment propice.

En conclusion, je dirais que l'utilisation de la photographie dans le travail thérapeutique et notamment en psychanalyse transgénérationnelle invite le patient à sortir du temps figé du trauma, à se positionner par rapport à son histoire et à poser un acte en tant que sujet.

L'auteur

Christine Ulivucci

Christine Ulivucci

Psychanalyste transgénérationnelle

Christine Ulivucci exerce la psychanalyse transgénérationnelle et la psychothérapie à Paris. Fondatrice de l’Atelier de Recherche sur le Transgénérationnel, elle anime également des ateliers de groupe et une formation en transgénérationnel. Elle est l'auteure de Psychogénéalogie des lieux de vie, Ces lieux qui nous habitent, et de Ces photos qui nous parlent, Une relecture de la mémoire familiale, Payot, et anime une chronique hebdomadaire pour Le Divan France 3.