Absence de mots pour nommer le sexe féminin à travers les cultures et les générations
Ce qui n'est pas nommé n'existe pas
Dans le cadre des formations sur la périnatalité et le transgénérationnel que j’organise, une remarque faite par une sage-femme m’a profondément interpellé: certaines langues ne disposent pas, comme pour le sexe masculin, d’un terme à la fois neutre et couramment employé pour désigner le sexe féminin.
Cette asymétrie lexicale, souvent liée à des tabous patriarcaux, rend difficile l’expression publique des réalités corporelles féminines. Par exemple :
- En hongrois, pina (courant mais vulgaire, comme « chatte » en français) et nemi szerv (technique) coexistent sans équivalent neutre à pénis (farok, familier mais non péjoratif).
- En persan, koj (argotique) contraste avec âlat-e tanâsoli (technique) là où le masculin dispose à la fois de termes vulgaires (kir) et de formulations plus acceptables.
Dans d’autres cultures, le sexe féminin est désigné par des euphémismes comme parties intimes, des métaphores telles que fleur ou des termes vagues. Parfois, seul un vocabulaire médical ou obscène existe. Par exemple :
- En japonais, 女陰 (join) est technique tandis que あそこ (asoko) est pudique.
- Chez les Xhosa, ubulili (sexe féminin) est rarement utilisé en public alors que les termes pour le sexe masculin (i(li)phondo) s’emploient plus librement.
Ces asymétries, loin d’être anodines, reflètent des rapports de pouvoir historiques. Ce phénomène participe d'une invisibilisation systémique: là où le sexe masculin bénéficie souvent d'un vocabulaire diversifié (anatomique, familier, voire laudatif), le féminin est fréquemment relégué à l'euphémisme ou au tabou. Ce déséquilibre soulève des questions fondamentales. Le fait qu’une langue ou une culture puisse faire l’impasse sur la désignation explicite du sexe féminin n’est jamais anodin. Il s’agit d’un phénomène linguistique, social et symbolique qui renvoie à des tabous profonds, à des mécanismes d’invisibilisation et à des structures de domination transgénérationnelles.
Pourquoi certaines sociétés ont-elles multiplié les mots pour décrire les conditions climatiques, les liens familiaux ou les hiérarchies sociales mais laissé dans l’ombre cette partie essentielle du corps des femmes? Comment cette absence influence-t-elle la manière dont les femmes perçoivent leur propre corps, leur droit à la parole, leur accès au soin ou au plaisir? Et quelles sont les conséquences de ce vide lexical sur la transmission générationnelle, la santé sexuelle ou la construction identitaire? Ce phénomène mérite d’être exploré dans toute sa complexité car le silence des mots est aussi une forme de discours. Ce qui n’est pas nommé n’existe pas pleinement; ce qui est évité lexicalement devient tabou socialement et ce qui est tu se transmet, génération après génération, comme une zone d’ombre dans l’histoire du corps féminin.
L’importance du langage
Le langage est un outil fondamental pour comprendre, interpréter et s’approprier le monde. Cependant, son appauvrissement peut devenir un levier de domination. À travers plusieurs exemples, nous explorons ici l’impact du langage sur la symbolisation, en établissant un parallèle entre l’importance des mots chez les Inuits pour décrire la neige et l’absence de mots pour nommer le sexe féminin dans certaines cultures.
La richesse lexicale pour la neige est une question de survie pour les Inuits
Les Inuits, vivant dans des environnements extrêmes, ont développé une langue riche qui inclut plusieurs dizaines de mots pour désigner la neige. Cette précision lexicale n’est pas anodine car elle est essentielle pour leur survie:
- Adaptation environnementale : ces mots permettent de distinguer des nuances dans la texture, la densité ou la couleur de la neige, éléments cruciaux pour la chasse, la construction des abris ou la navigation.
- Transmission culturelle: ce vocabulaire est le support d’un savoir transmis de génération en génération, garantissant l’adaptabilité des individus à leur milieu.
- Symbolisation centrale: la neige, omniprésente, est intégrée dans l’imaginaire collectif inuit, reflétant son importance dans la vie quotidienne et spirituelle.
Les langues inuites permettent d’exprimer avec précision différents états de la neige, moins par des mots isolés que par un système de combinaisons morphologiques (Krupnik, 2010). Cette spécialisation lexicale reflète l’importance écologique de la neige pour la chasse et la survie, même si le célèbre exemple des « 50 mots » relève davantage du mythe linguistique (Pullum, 1991).
L’impact d’une absence lexicale autour du sexe féminin
Appauvrissement lexical et contrôle
- Contrôle du corps: En ne nommant pas explicitement le sexe féminin, on limite la capacité des femmes à en parler, à le comprendre, ou à revendiquer leurs droits corporels.
- Méconnaissance et dépendance: Ce silence lexical empêche les femmes de se familiariser avec leur propre corps, les rendant dépendantes d’autorités médicales ou religieuses.
- Effacement symbolique: ce qui n’est pas nommé n’existe pas pleinement dans l’imaginaire collectif.
Conséquences sociales et psychologiques
- Tabous et honte: L’absence de mots renforce l’idée que le sexe féminin est un sujet interdit ou honteux.
- Méconnaissance du corps: Sans vocabulaire précis, il devient difficile de transmettre des connaissances sur la santé sexuelle ou reproductive.
- Inégalité dans le discours: Alors que le sexe masculin bénéficie souvent de nombreux termes, l’absence de mots pour le sexe féminin reflète une inégalité symbolique.
Un parallèle significatif : langage, survie et pouvoir
Le parallèle entre les Inuits et la neige, et l’absence de mots pour le sexe féminin, révèle une dynamique fondamentale : la richesse ou la pauvreté lexicale conditionne la manière dont nous vivons et comprenons notre environnement.
La richesse lexicale autour de la neige chez les Inuits garantit leur capacité d’adaptation à leur milieu et donc leur survie physique. À l’inverse, l’absence de mots pour le sexe féminin empêche une appropriation psychologique et sociale, renforçant des systèmes de domination.
En reprenant les idées de George Orwell dans 1984 où l’appauvrissement de la langue devient un outil de contrôle totalitaire, on peut voir une logique similaire à l’œuvre dans le silence lexical autour du sexe féminin. Ce qui ne peut être nommé ne peut être pensé, revendiqué ou changé.
Les transmissions transgénérationnelles sont vecteurs du silence ou du changement
Le poids du non-dit
Dans de nombreuses familles, le sexe féminin est entouré de tabous qui sont transmis implicitement par le silence ou l’usage de métaphores. Ce manque de vocabulaire se transmet et limite la capacité des générations suivantes à penser leur propre corps.
L'éducation sexuelle et les mouvements féministe comme vecteurs de rupture
L’introduction de vocabulaire précis et décomplexé dans les écoles peut briser les cycles de silence. En réhabilitant ou en créant des mots pour parler du sexe féminin (ex. féminicide, clitoris), les mouvements féministes permettent une réappropriation symbolique et politique.
Revaloriser le langage est un enjeu de survie symbolique
Pour contrer cet appauvrissement, il est essentiel de réintroduire une richesse lexicale autour du sexe féminin. Cela implique de:
- donner des mots précis, neutres ou valorisants pour désigner les réalités du corps féminin;
- créer une culture d’expression en favorisant un environnement où les discussions sur le sexe féminin sont normales et non taboues;
- soutenir les initiatives culturelles telles que la pièce de théâtre Les Monologues du Vagin ou les campagnes sur la santé menstruelle qui participent à la re-symbolisation du sexe féminin.
Le langage est un outil de domination ou d’émancipation
Le langage n’est jamais neutre. Il reflète et conditionne notre rapport au monde. Tandis que les Inuits démontrent l’importance d’un vocabulaire riche pour survivre dans un environnement extrême, l’absence de mots pour nommer le sexe féminin montre comment l’appauvrissement linguistique peut être utilisé comme outil de domination.
Revaloriser le langage autour du corps féminin est une démarche émancipatrice, essentielle pour briser les tabous, réhabiliter la symbolisation et permettre aux femmes de revendiquer pleinement leur place dans l’espace social et culturel. À l’image de la richesse lexicale des Inuits, il est temps de réintroduire une diversité de mots pour permettre une compréhension plus complète, respectueuse et valorisante du sexe féminin.
Pour aller plus loin: langues, néologismes et réappropriations lexicales
Langues où le sexe féminin est richement nommé
Dans certaines traditions linguistiques, le sexe féminin n’est ni tabou ni réduit au silence. Il est pensé dans ses dimensions physiologiques, symboliques et spirituelles:
- En sanskrit, langue sacrée de l’Inde ancienne, le yoni est associé à la déesse Shakti, perçu comme un principe créateur, symbole de transformation et de puissance.
- Chez les mosuo (Yunnan, Chine), société matrilinéaire, le langage reflète une liberté corporelle et relationnelle, où la sexualité féminine n’est ni cachée ni honteuse.
- Certaines langues bantoues, par leur structure grammaticale souple, permettent une représentation moins rigide des réalités sexuées.
Ces exemples montrent que l’effacement du sexe féminin n’est pas une fatalité linguistique, mais un choix culturel.
Le rôle des néologismes féministes dans la réappropriation du langage
Face à la pauvreté lexicale héritée de siècles de patriarcat, les mouvements féministes jouent un rôle central dans l’élaboration de nouveaux mots:
- féminicide nomme spécifiquement le meurtre de femmes en raison de leur genre et rend dès lors visible une réalité auparavant occultée;
- le terme vulve a été réhabilité pour contrer la confusion avec vagin et permet une meilleure connaissance du corps féminin.
- le pronom non genré Iel remet en question les assignations binaires de genre.
Ces néologismes sont des outils de transformation du réel. Ils réparent des absences symboliques et participent à une lutte plus large pour la reconnaissance et l’autonomie.
Conclusion
Explorer les langues qui honorent le féminin, encourager la création de mots nouveaux et repenser les usages hérités participent à un même mouvement. C’est en réintroduisant une richesse lexicale autour du corps féminin — anatomique, symbolique et sociale — que l’on ouvre la voie à une véritable émancipation. Le langage n’est pas seulement un miroir du réel; il en est aussi l’architecte.
Références
- Boas, Franz – Introduction to the Handbook of American Indian Languages (1911). Anthropologue ayant étudié la diversité lexicale des langues inuit, notamment en ce qui concerne les termes pour désigner la neige.
- Whorf, Benjamin Lee – Language, Thought, and Reality (1956).
Théoricien de la relativité linguistique, dont les idées sous-tendent l’idée que la langue structure la pensée. - Orwell, George – 1984 (1949).
Roman dystopique dans lequel la « novlangue » sert à réduire la capacité de pensée critique par appauvrissement du langage. - Ensler, Eve – Les Monologues du Vagin (1996).
Œuvre emblématique qui donne une parole directe, symbolique et politique au sexe féminin. - Delphy, Christine & Wittig, Monique Travaux sur le genre, la domination symbolique et la critique du langage sexiste dans une perspective féministe matérialiste.
- Eribon, Didier – Réflexions sur la question gay (1999).
Notamment sur la question du langage et de la reconnaissance dans les identités marginalisées. - Beauvoir, Simone de – Le Deuxième Sexe (1949).
Ouvrage fondateur dans lequel l’invisibilisation du corps féminin est longuement analysée, notamment à travers le langage. - Vigarello, Georges – Histoire des pratiques de santé: le sain et le malsain depuis le Moyen Âge (1993).
Réflexions sur la méconnaissance du corps féminin dans les savoirs médicaux historiques. - Guillaumin, Colette – Sexe, race et pratique du pouvoir (1992).
Analyse des effets du langage sur l'objectivation des femmes et des groupes dominés. - Le clitoris, ce cher inconnu
Revues féministes ou publications universitaires récentes sur l’absence de représentation lexicale et scientifique du sexe féminin.
Voir aussi
- Transmission transgénérationnelle de la sexualité féminine
- Les arbres gynécologiques par Danièle Flaumenbaum
- Prématurité et transgénérationnel
- La GPA et ses conséquences transgénérationnelles
- Infertilité et psychanalyse transgénérationnelle
- Femme désirée, femme désirante
- Sexualité féminine et transgénérationnel