Un article de Thierry Gaillard publié le 16 février 2016

Le génial tragédien grec fut pleinement reconnu de son vivant et reste une référence incontournable de la littérature classique. Avec Euripide et Eschyle, Sophocle domine de la tête et des épaules toute la production littéraire culturelle de la grande Athènes, berceau de notre démocratie. Mais cette reconnaissance, aussi importante soit-elle, reste, et de loin, incomplète. Elle ne porte que sur la partie visible de l’iceberg. Un peu comme si l’on n’avait retenu de Leonard de Vinci ses machines révolutionnaires en oubliant de reconnaître la qualité de ses peintures.

Certes, les académiciens sont unanimes à encenser le grand homme et lui garantir l’immortalité. Mais leur domaine d’expertise n’a jusqu’ici pas intégré la dimension traditionnelle et thérapeutique de l’époque, indissociable de l’œuvre. Il aura fallu découvrir l’architecture transgénérationnelle qui sous-tend l’œuvre de Sophocle sur Œdipe pour restaurer ce lien avec les savoirs thérapeutiques traditionnels. J’ai proposé dans Sophocle thérapeute, la guérison d’Œdipe à Colone de revenir sur le contexte si particulier de l’époque de Sophocle pour mieux comprendre les messages qu’il a glissés entre les lignes de son œuvre.

Démocrate et progressiste, Sophocle a tenté de mettre les anciens savoirs au service des transformations qui s’opéraient à Athènes. Pour donner une chance à la jeune démocratie de bien se développer, c’est le sujet au cœur de l’homme qui est l’objet de toute l’attention de Sophocle, lequel propose de le faire advenir dans le cadre de cette nouvelle réalité collective, à l’instar d’Œdipe à Colone. En effet, pour qu’une démocratie puisse véritablement fonctionner, il lui faut des sujets, des membres qui pensent par eux-mêmes, qui débattent et s’enrichissent de leurs différences sans sombrer dans les travers qui confèrent un semblant de vérité au seul critère quantitatif d’une majorité. Pour faire mieux que les rois, dont certains, éclairés, savaient s’entourer de conseillers et d’initiés de qualité, la nouvelle démocratie a besoin de sujets qui se connaissent eux-mêmes, capables de discerner le vrai du faux, de ne pas se laisser prendre au jeu des apparences. Guérir Œdipe pour en faire un sujet-citoyen modèle, garant de la prospérité, voilà le dernier message, peut-être le plus important, que le génial Sophocle nous aura laissé.

Mais inexorablement, la naissance de la philosophie et le changement de civilisation à Athènes laisseront dos à dos les savoirs traditionnels et les nouvelles formes de connaissances, rationnelles et métaphysiques. Un écart qui grandira avec le temps et qui nous éloignera de la véritable signification des messages que Sophocle nous a laissés dans ses œuvres. Comme nous le verrons, c’est grâce aux progrès de nos connaissances dans le domaine thérapeutique, avec la redécouverte des lois transgénérationnelles, que nous pouvons aujourd’hui renouer avec une culture traditionnelle qui nous réserve bien des surprises.

Extrait de Sophocle thérapeute, la guérison d’Œdipe à Colone, Thierry Gaillard, Ecodition, Genève, 2013.

Une année après la disparition de Pythagore, Sophocle verra le jour en 496 av. J.-C. à Colone, une bourgade d’Athènes. Son père était un riche propriétaire qui s’occupait d’industrie et sa famille détenait le sacerdoce d’un dieu guérisseur Amynos. Pierre Vidal-Naquet explique que Sophocle est un « homme pieux, membre d’ungroupe rendant un culte au héros-médecin, Amynos (le Secourable).

Extrait de Œdipe à Athènes dans Œdipe et ses mythes, Pierre Vidal-Naquet avec Jean-Pierre Vernant, Edition Complexe, Paris, 1994, p. 88.

Sophocle reçut une éducation privilégiée, aussi en gymnastique, une discipline importante dans le pays des olympiades, précurseurs de la fameuse devise « mente sana in corpo sano », c'est à dire « un esprit sain dans un corps sain ». Un certain Lampros assura sa formation musicale et, à seize ans, Sophocle est choisi pour conduire le chœur de jeunes gens lors de la célébration de la victoire navale de Salamine en 480 av. J.-C. Il vivra ensuite dans la capitale, Athènes, et y mourra vers 406, âgé de quatre-vingt-neuf ans.

Personnalité marquante de la société Athénienne, son bon caractère lui valut d’être apprécié de tous. Il ne se contenta pas d’être un auteur tragique de génie mais contribua de multiples façons à l’essor culturel d’Athènes. En 443 av J.-C., il fut chargé de gérer le trésor de la ligue de Délos, constitué à l’origine pour lutter contre les ennemis de la Grèce avant d’être centralisé à Athènes. À deux reprises il officiera comme stratège militaire, notamment en 440 lors de l'expédition contre Samos. Nous le comprenons, en marge de son travail d’auteur, Sophocle assuma de multiples fonctions, d’administrateur, de stratège, mais également un rôle plus traditionnel et religieux, notamment à propos du dieu guérisseur Asclépios qu’il accueille le premier à Athènes, dans sa propre maison.

Aux côtés d’Eschyle, l’inventeur de la tragédie, et d’Euripide, Sophocle figure parmi les plus grands poètes tragiques Grecs. Il remporta le grand concours annuel à vingt-quatre reprises et sera deuxième les autres fois. De ses nombreuses pièces, plus d’une centaine selon les estimations, il ne nous en reste que sept. Parmi celles-ci, il y a la fameuse histoire d’Antigone écrite avant les deux pièces que Sophocle consacre à Œdipe. D’abord Œdipe-roi vers 420, puis, une douzaine d’années plus tard, Œdipe à Colone, qui sera sa dernière pièce, une ultime révérence avant de rejoindre les Immortels en 406. Après vingt-sept années de guerres contre les Spartes, il n’assistera donc pas à la défaite historique d’Athènes de 404. En 401, ce sera son petit-fils, Sophocle le Jeune, qui présentera Œdipe à Colone au public.

Sophocle a soixante ans quand Socrate commence à enseigner sa philosophie dans les rues d’Athènes. Après le désastre de l’armée athénienne en Sicile, il a quatre-vingt-trois ans lorsqu’il est élu membre des dix conseillers chargés de rétablir l’ordre dans une cité en crise. Démocrate convaincu, il avait néanmoins de nombreux amis issus des familles nobles. Proche de Phidias, sculpteur et architecte réputé qui contribua à la grandeur d’Athènes, Sophocle entretenait aussi des liens forts avec l’homme d’état le plus influent de cette époque, le légendaire Périclès. Parmi les grandes figures que l’histoire retiendra, mentionnons encore un autre de ses amis, Hérodote, célèbre pour ses écrits sur les mœurs et les croyances qu’il collectionna à l’occasion de ses nombreux voyages, notamment en Egypte. À son époque, la possibilité de repenser le monde de manière rationnelle ne manquait pas de séduire les esprits. Les capacités d’abstraction semblaient infinies, par exemple en des formules mathématiques que les théorèmes de Thalès et de Pythagore illustrent à merveille. Mais s’il est progressiste et démocrate, bien avisé des progrès de la raison, de la physique ionienne, des écrits d’Hippocrate, contrairement à d’autres, Sophocle ne s’éloigne pas pour autant des anciennes traditions.

Geneviève Winter rappelle dans son livre Œdipe-roi (Bréal, Paris, pp. 25-26) que « sa vie de citoyen coïncide avec l’apogée puis le déclin d’Athènes. […] En 413, il fait partie des dix citoyens exemplaires choisis pour faire face à une situation très troublée qui amène au pouvoir le régime oligarchique des Quatre-Cents (411). Le poète a également exercé des fonctions religieuses : en 421, prêtre du héros-guérisseur Amynos, il favorise l’instauration du culte d’Asclépios. […] La gloire de Sophocle, héroïsé après sa mort sous le nom de Dexios, l’Accueillant, se confond avec celle d’Athènes.»(4) L’estime dont il jouissait auprès de ses concitoyens se mesure à cet honneur d’avoir accueilli dans sa demeure la statue du dieu Asclépios dont le temple était encore en construction. Son héroïsation posthume sous le nom de Dexios, (l’Accueillant), fait certainement référence à son humanisme et à son hospitalité envers Asclépios.

Charles Kerényi précise que les Athéniens bâtirent pour Asclépios « un sanctuaire sur la pente sud de l’Acropole, dans un site abrité du vent, auprès de sources auxquelles on attribue, aujourd’hui encore, des vertus curatives. » (le médecin divin, traduit de l’allemand par V. Baillods, Edité par Ciba SA, Bâle, p.79.) L’entrée du dieu guérisseur à Athènes en 420 av J.-C. n’est pas le fait du hasard puisqu’elle fait suite à la peste qui décima, de 430 à 426, un tiers de la population, dont Périclès. Deux siècles plus tard, en 219, à son tour Rome introduira le culte d’Asclépios pour lutter contre une épidémie de peste.

Parce qu’il défend une thérapeutique de l’âme des hommes, concernant leur advenir en tant que sujet, Sophocle ne saurait se contenter des artifices mis en place par les nouvelles lois sensées faire table rase des héritages transgénérationnels inconscients. Avec l’épidémie de peste au début d’Œdipe-roiSophocle dénonce les conséquences néfastes pour une cité d’avoir perdu ce rapport aux origines - avec un roi qui ne se connait pas et qui ignore l’identité de ses géniteurs. Au contraire, un sujet-citoyen, tel Œdipe à Colone, synthèse des deux mondes, garantirait la prospérité pour tous. Dans la perspective ancestrale qui guide Sophocle, il ne fait aucun doute que les rois sont responsables du destin de leurs royaumes. Comme le corps est lié à l’esprit, le rapport entre la terre et sa couronne se retrouve par exemple en Egypte, où le pharaon devait respecter les lois invisibles de la vie pour garantir le bon équilibre de son royaume, la fertilité de la terre, le bien-être de la population. Gouvernée avec justesse, en accord avec les divinités, autant chtoniennes qu’olympiennes, la cité sera prospère. À l’inverse, en cas de dysfonctionnement, c’est le roi que la collectivité incrimine. Avec les deux pièces qu’il consacre à Œdipe, Sophocle révèle le fonctionnement de certaines lois non écrites, notamment en ce qui concerne les aliénations transgénérationnelles et leur intégration. Son message est fidèle aux anciennes traditions prescrivant la nécessité de purifier son âme, de la libérer du poids des événements non intégrés, qu’ils soient conscients ou inconscients, visibles ou invisibles, ou hérités des ancêtres. Qu’un tel enseignement se retrouve entre les lignes des écrits de Sophocle n’a rien de surprenant puisque les anciens Grecs reconnaissaient aux œuvres poétiques des vertus thérapeutiques, allant jusqu’à les utiliser dans des cures, par exemple à Épidaure. Il est temps de reconnaître la pertinence des messages complexes et profonds que Sophocle a glissés dans son œuvre sur Œdipe. La guérison d’Œdipe qu’il nous propose dans Œdipe à Colone témoigne d’une tradition thérapeutique oubliée. Son lien privilégié avec le dieu guérisseur Asclépios n’y est bien évidemment pas étranger. Avec la chute et la renaissance d’Œdipe, Sophocle répond aux dérives des Sophistes, chantres de la persona, pour qui tout est affaire de beaux discours et de politique. Son ultime pièce est une plaidoirie pour le sujet authentique, celui qui précisément sera perdu de vue avec le passage du mythosvers le logos rationnel. Ce que l’abus patriarcal refoule se trouve néanmoins toujours entre les lignes des mythes, dans le mythos. Les pièces de théâtre ont offert à Sophocle l’outil rêvé pour démontrer à quel point la raison ne permet pas à Œdipe d’échapper à son destin. Ni l’athéisme rationnel, ni les nouvelles lois écrites par les hommes n’empêchent les lois non écrites, transgénérationnelles, d’opérer. L’ignorer serait abuser de la raison et consommer irrémédiablement le divorce d’avec la vérité des Anciens, Aléthèia.

Extrait de Sophocle thérapeute, la guérison d’Œdipe à Colone, Thierry Gaillard, Ecodition, Genève, 2013.

En matière de sciences humaines, Sophocle est l’équivalent des premiers scientifiques Grecs, comme Thalès, Anaximandre, Hippocrate ou plus tard encore Archimède. Peut-être est-il même le premier psychanalyste si tant est que l’on puisse considérer Œdipe comme un analysant. Tandis que Freud déplore le fait que personne ne saurait détenir l’autorité nécessaire pour guérir notre civilisation névrosée, il convient de se souvenir du rôle thérapeutique des tragédiens et de leur influence sur la psyché d’une collectivité qui s’en nourrit.

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L'auteur

Thierry Gaillard

Thierry Gaillard

Psychothérapeute agréé FSP, auteur et formateur

Psychothérapeute agréé FSP (Fédération Suisse des Psychologues) spécialisé en psychothérapie intégrative et transgénérationnelle. Après un cursus universitaire à Genève et à New York, il s’est formé dans plusieurs écoles psychanalytiques, à des approches thérapeutiques modernes et traditionnelles, et en philosophie. Il a publié une dizaine de livres chez Génésis éditions. Son bestseller "Intégrer ses héritages transgénérationnels" a retenu l'attention de nombreux médias en Suisse et en France.