Un article de Hubert Ripoll publié le 18 février 2013

L’enquête menée pour « Mémoire de là-bas» consistait à comprendre comment se sont transmis le souvenir et les représentations de l’Algérie : – ce lointain là-bas – en sondant la mémoire de trois générations de pieds-noirs:

  • La première concernait ceux ayant eu une activité professionnelle et ayant fondé une famille avant l’exode de 1962.
  • La deuxième était composée de ceux qui étaient adolescents ou jeunes adultes.
  • La troisième regroupait ceux, nés en France après 1962.

62 témoins au total dont le plus âgé avait 92 ans et le plus jeune 26 ans. J’ai pratiqué des entretiens non directifs de type projectif en demandant, par exemple, de commenter un voyage fictif de vingt-quatre heures, où la première photographie de là-bas revenue à l’esprit. Les entretiens de deux heures ont été menés sur de longues durées, quelquefois plusieurs mois. S’agissant de présenter ici que ce qui a trait à la transmission intergénérationnelle(1), je n’évoquerai que ce qui concerne la génération née en France et qui, par conséquent, n’a jamais connu le pays de leurs parents. J’ai découvert, à la croisée des chemins et des histoires individuelles, le rôle majeur qu’a joué, dans la construction de leur personnalité, la mémoire des anciens à l’origine de la lignée ayant vécu en Algérie. Ceci, notamment, à trois occasions :

  • Cimetières
  • Exil
  • Résilience

Cimetières

Dans les retours réels ou fictifs que je demandais de rappeler ou d’imaginer, leurs pas les menaient infailliblement aux cimetières avant tout autre chose, souvent même avant la maison des parents.

J’ai un devoir de mémoire à aller voir la tombe de mon grand-père, celle de ma sœur, de regarder, de respirer l’odeur des parfums, la couleur des choses. C’est un pèlerinage. Je ne sais pas l’expliquer. Il y a une grande sensibilité, un attachement très fort que je ne sais pas expliquer. Je le ressens comme si c’étaient des racines. Je ne sais pas expliquer cet héritage. Yves, 43 ans**(2)**.

Pour la plupart, le cimetière est le lieu qui leur parle de leurs racines et de leurs origines. Privés de la terre d’accueil de leurs ancêtres, les jeunes Pieds-noirs tirent de ces lieux de mémoire la preuve de leur propre existence. Comme l’explique Alexandra, lorsqu’elle découvre la tombe de son arrière-grand-mère.

C’était très étrange. Il y avait deux sentiments en moi. Que tous les ancêtres dormaient à l’ombre des arbres sous lesquels je me promenais. Nous ne connaissions pas l’emplacement de la tombe et comme ma mère n’avait pas assisté à l’enterrement, et ne savait donc pas où elle était enterrée, il nous a fallu faire des recherches dans les registres. J’avais très peur, une espèce d’angoisse, lorsque nous avons commencé à parcourir les allées et que nous avons circulé parmi les tombes, car certaines étaient ouvertes, profanées, et je redoutais qu’il en soit de même pour la nôtre. Une fois arrivées sur le lieu probable de celle-ci, il a fallu gratter la terre pour retrouver la tombe. J’ai eu très peur car le dessus avait été enlevé. Je ne sais pas comment j’aurais réagi si j’avais trouvé un trou béant avec des ossementsmais, dans notre malheur, la tombe n’avait pas été ouverte. J’étais vraiment très inquiète sur le moment, et j’ai vécu cela avec une grande angoisse. La trouver là, dans sa tombe, c’était important, car cela me permettait de constater que mes ancêtres étaient bien là, que ce n’étaient pas des histoires, que les miens étaient bien nés là, sur cette terre d’Algérie. Que j’étais bien issue de là. » Alexandra, 26 ans.

Exil

L’exil auquel on pense naturellement est celui sur la terre de France, loin de ce là-basdisparu. Il en est un autre, bien plus surprenant, qui concerne celui que certains, nés en France, se sont imposés. Pourquoi ? Leur ai-je demandé. Leurs réponses évoquaient, au départ, un besoin de liberté. Après plusieurs “séances” à sonder leur inconscient, émergeait l’exil par fidélité aux douleurs des parents, et comme le prolongement du premier exil des pères fondateurs:

La question des racines a toujours été sensible car je me suis déracinée moi-même en quittant la France pour le Québec. Je me suis toujours vécue comme un peu apatride et je me suis toujours dit que j’avais suivi les traces de mon grand-père qui avait quitté l’Espagne pour l’Amérique du Sud puis pour l’Afrique du Nord. Et moi, en quittant la France, j’avais le sentiment de marcher sur les traces de mon grand-père. Je m’identifie à ce personnage qui était parti avec son frère et qui s’était baladé, à cheval, à travers l’Amérique. J’aimais bien m’identifier à lui qui a été un personnage très important pour ma construction. Florence, 47 ans.

Je me suis coupée volontairement de la France en allant vivre en Allemagne, peut-être pour remettre les pendules à l’heure pour le reste de ma famille : mes parents qui ont dû partir d’Algérie, mes grands-parents qui ont dû partir de leur île d’Italie où ils étaient très pauvres, mon arrière-grand-mère espagnole qui a été forcée elle aussi de partir. Je me suis dit que je ferais peut-être la paix pour tout le monde en m’en allant volontairement. Oui, faire la paix pour tout le monde. Pour calmer ces exodes forcés. Ces : “on s’en va, on doit partir, on est forcé de partir, on est forcé de le faire”. Moi je n’ai pas été forcée de partir. Je n’ai pas été mise à la porte. Il n’y avait aucun problème de sécurité. Pas de problèmes matériels. Il y avait simplement des raisons du cœur qui sont combien plus importantes que les raisons matérielles. Partir pour interrompre le cycle de ce monde qui doit toujours partir. Ces : “il faut qu’on parte, il faut qu’on abandonne tout”. Et même mes parents qui ont tout emporté, même s’ils n’avaient pas grand-chose, ils ont tout laissé là-bas ; leur quartier, leurs habitudes, leurs joies, leurs amis. élisabeth, 47 ans.

J’ai grandi en refusant de me sentir attaché à un pays pour pouvoir partir où je veux. Ma famille entière a été obligée de quitter son pays et je ne voulais pas que cela m’arrive aussi. C’est pour ça que j’ai préféré m’en aller de moi-même. J’adore Buenos-Aires, les gens qui vivent en Argentine, leur façon de vivre. Mais plus que tout, je ne veux pas être attaché à un territoire. En y réfléchissant, cela peut paraître exagéré mais, pour être clair, je pense qu’il y a un risque d’être attaché à un pays. C’est le meilleur moyen de ne pas être obligé de quitter un endroit que de ne pas y être attaché. Je n’ai aucune inquiétude sur l’avenir de la France, sur la manière dont les choses vont évoluer mais je ne veux pas me trouver à être obligé de partir. Et ce sentiment, je l’ai depuis tout petit. Jame, 33 ans.

Florence, Elisabeth et Jame croyaient avoir été libres de leurs choix. Comprendre quel avait été le moteur de leur exil a été pour eux une expérience douloureuse. Ils ont dû faire un long cheminement pour en arriver, de déductions en déductions,au constat qu’ils étaient partis par fidélité aux anciens.

Florence m’avait dit joyeusement au tout début :

Partir, pour moi, c’était comme écrit dans le ciel. J’ai toujours dit à mes parents que je ne resterai pas en France. Que je ne vivrai pas en France. Mais pour aller où ?

Elle aurait souhaité partir au Mexique pour y parler la langue de ses ancêtres mais les contraintes professionnelles la poussèrent au Canada. Elle y travailla, s’y maria et y fonda une famille. Puis, plus tard :

Cette rencontre arrive à point nommé et me rappelle l’importance de prendre soin de mes blessures. Ce matin, j’ai pu sentir combien j’avais mal à mon passé et combien mon présent est chargé ! Le vieillissement de mes parents et leur glissement dans la maladie me rendent l’éloignement plus difficile et plus douloureux que jamais. Dernièrement, j’ai rêvé que j’avais besoin de mon clan. Tes questions ont été comme des graines semées dans le terreau fertile d’un passage à vide. Passage que j’avais peut-être tendance à vouloir dépasser au plus vite parce que c’est tellement inconfortable et déroutant. Après notre rencontre, je crois que je suis prête à envisager de traverser cette étape de ma vie en acceptant de la vivre avec plus de sérénité et en apprivoisant ma peine par les mots qui la définissent. Florence

Au début de notre entretien Elisabeth m’avait dit :

Je ne pense pas que ce besoin de retrouver mes racines est en relation avec le traumatisme de mes parents. Je ne pense pas avoir récupéré leurs traumatismes.

C’est elle-même qui, dans son retour d’interview par courriel, a écrit pudiquement :

Allez voir à la ligne X. J’y ai changé quelque chose d’important. » Je n’ai pas été surpris de découvrir ceci :

Je pense que ce besoin de retrouver mes racines est en relation avec le traumatisme de mes parents. Je pense avoir récupéré leurs traumatismes.

Jame était parti vivre en Argentine « *où l’on parle la langue de mes ancêtres *», la « fleur au fusil ». Heureux de son installation et de sa réussite. Une fois Mémoire de là-baspublié, il m’a écrit quelques mots parmi lesquels j’ai trouvé :

Si tu savais les décisions que j’ai prises depuis que nous nous sommes parlé… Beaucoup de changements dans cette vie. Et en écrivant cela je me dis que j’ai encore tout à faire… ou à refaire.

Résilience

Le traumatisme des parents et la stigmatisation de la communauté portaient en elles les conditions d’une mémoire mortifère et de l’inadaptation sociale. Il n’en fut rien. Qui, dans la pénombre de leurs consciences, ont été leurs tuteurs de résilience? Qui, malgré les blessures, leur ont donné la force de rebondir et de faire que la nostalgie et la mélancolie de leurs pères ne soient pas destructrices ? Qui a fixé le cap ? Qui a alimenté l’attachement au là-bas disparu auquel « *l’on pense toujours mais dont on ne parle jamais *» ? J’ai longuement recherché les facteurs de résilience qui les avaient fait grandir et s’intégrer dans cette métropole qui leur avait été hostile. Là encore, les ancêtres sont l’explication. Puisque eux, exilés de la première heure avaient réussi, c’est que c’était possible. Il n’y avait qu’à poursuivre le chemin en se référent à leur exemple :

Il est important d’avoir un passé, une histoire qui dit aujourd’hui que je suis ce que je suis parce que mes ancêtres ont construit l’Algérie, qu’ils on vécu cette épreuve de l’exil et qu’ils ont enduré des épreuves pour rebondir. Je me dis que ce peuple aussi volontaire, aussi pionnier, ne peut pas tomber dans l’oubli. Je veux que mes enfants sachent et que la société dans laquelle je vis n’oublie pas. Nicolas, 44 ans.

Pour moi, les Pieds-noirs disposent d’une forte capacité d’adaptation. Ce n’est quand même pas évident de s’intégrer dans un pays totalement nouveau. Je pense que cette adaptation vient du fait que nous sommes nous-mêmes des fils d’immigrés. Comment les choses se sont passées ? Je ne sais pas. Je sais juste que nous sommes ouverts. Rémy, 38 ans.

Ainsi, l’élément fondateur de l’identité pied-noire est l’héritage que leur ont légué leurs lointains ancêtres. La clé de la compréhension de ce qu’ils furent, de la façon dont ils vivaient, dont ils ont vécu l’exode, de leur intégration en métropole et du devenir des nouvelles générations est à rechercher dans cette mémoire. Parce qu’ils ont hérité des idéaux et des rêves des anciens et parce qu’ils ont connu, comme eux, une perte de repères liée à l’arrachement du sol.

Après trois ans passés à leur écoute, j’ai compris la force de la transmission intergénérationnelle sur les histoires personnelles. Plus que tout, les pères fondateurs ont porté ces individus pour faire face à l’adversité et rebondir. Cette mise en perspective est nécessaire si l’on veut comprendre les comportements de ceux chez qui la culture du partir et du recommencer est omniprésente. Et au delà la force de réussir.

Eux, leur doivent amour, respect et fidélité. Ce que Alexandra (26 ans) exprime par :

Je souhaite une mémoire dépassionnée qui mette en avant ce qu'ont fait nos ancêtres, leur travail, leurs réalisations. J'attends simplement une reconnaissance de ce qui a été fait. Il y a un devoir de mémoire, absolument. Ne serait-ce que par loyauté et par amour pour nos ancêtres. Alexandra, 26 ans

Notes

(1) La transmission intergénérationnelle est consciente alors que la transmission transgénérationnelle est inconsciente
(2) Âge au moment de l’entretien.

L'auteur

Hubert Ripoll, professeur d'université, enseigne la psychologie à l'université d'Aix-Marseille. Il est président honoraire de la Société Française de psychologie du Sport. Ses travaux portent sur les processus mentaux. Ils ont fait l'objet de deux livres : "Le mental des champions : comprendre la réussite sportive" (Payot, 2008) : et "Le mental des coachs : manager la performance sportive" (Payot, 2012)

Voir aussi

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