Un témoignage de Barbara Mourin publié le 02 février 2022

Cette vignette clinique illustre la nécessité de soutenir la circulation du récit familial quand une migration a eu lieu. Ce témoignage fait partie de mon article « Transmettre et mettre en mots la migration familiale: toute une histoire ! » dans lequel je croise les apports des outils de l’analyse transculturelle et ceux de l’analyse transgénérationnelle pour évaluer leur capacité d’intervenir en amont de la création d’une crypte et d’un fantôme.

Tous les prénoms repris dans ce témoignage sont des pseudonymes afin de préserver l’anonymat des personnes concernées.

Ce récit montre à la fois les processus transgénérationnels à l’œuvre par l’évocation du statut de l’arrière-grand-père maternel de Cécile mais également la dimension potentiellement préventive des outils de l’analyse transgénérationnelle. En effet, Cécile va être amenée à rendre une place aux membres de sa famille disparus lors du génocide de 1994 perpétré au Rwanda et contribuer à la circulation d’une parole nécessaire autour d’événements a priori indicibles, dans le chef de celles et ceux qui n’ont pu trouver d’autre stratégie que celle du silence.

Cécile est une jeune femme de 24 ans, bruxelloise d’origine rwandaise. Ses parents ont fui le Rwanda suite au terrible génocide de 1994, au cours duquel, en quelques mois, environ 800 000 personnes ont été massacrées. Cécile a vu le jour en 1997, alors que sa famille (ses parents, sa sœur et son frère aîné) étaient exilés dans l’Est de l’Afrique; région qu’ils ont été contraints de fuir précipitamment pour une raison inconnue de ma patiente. C’est bien là une caractéristique de la famille de Cécile: un silence de plomb recouvre de nombreux événements de l’histoire familiale, profondément impactée par le génocide. Au point que si ma patiente sait que de nombreux membres de sa famille sont morts durant cette terrible période de massacre, elle n’a même pas accès aux prénoms et noms de ses cousins, oncles et tantes paternels et maternels défunts. Ils ont été « effacés ». Cet effacement, doublé de l’interdiction de transmettre leurs noms, constitue les ingrédients de la formation d’une crypte. Une partie du travail réalisé avec ma patiente consistera à leur rendre symboliquement une place, notamment par le déploiement d’un génosociogramme complet.

Le silence, qui est la règle, entoure également d’une épaisse muraille les circonstances de la fuite du pays dans lequel elle a vu le jour. Cécile n’a que de très vagues souvenirs de cette fuite, la nuit, alors que toutes les pièces de la maison ont été illuminées, afin de rendre le départ aussi discret que possible. Ma patiente est habitée par des affects de peur et d’insécurité liés à cet événement vécu et tu par tous, tel un scotome : un scotome est un secret authentiquement partagé par tous (…) Lors de l’inversion entre un œuf de canard et un œuf de cygne, totalement à l’insu de la cane, seul le poussin dans sa coquille fut témoin de la scène, bien avant qu’elle puisse s’inscrire dans ses souvenirs. Mais peut-être un peu dans sa mémoire. Ce n’est pas un secret, mais un scotome, une tache aveugle.

La migration traumatique de la famille de ma patiente a eu de multiples conséquences: alors que ses parents occupaient une position sociale confortable, ils ont connu une chute importante de leur statut et de leur niveau de vie comme c’est le cas de nombreux migrants rwandais exilés. Les violences subies, la terreur et l’effroi, les pertes multiples dans ce contexte extrême ont congelés les deuils des parents de Cécile. L’alcoolisme et la consommation de cannabis sont très présents dans la famille de ma patiente. Cécile a grandi dans un quartier populaire de Bruxelles, dans une maison vétuste, entre un père alcoolique et violent et une mère emmurée dans le silence, qui investit sa fille cadette d’une mission de restauration d’une position sociale perdue. Cécile doit, selon ses propres termes, « se débrouiller toute seule ». Cécile ne se sent à sa place ni dans sa famille ni dans son milieu scolaire et va se sur adapter en développant des comportements de « Kaïra » tout en faisant un parcours scolaire brillant qui la conduira sur les bancs de l’université. Là, une nouvelle fracture sociale et culturelle l’attend: seule étudiante noire de sa promotion, elle sera également la seule issue d’une classe populaire et va rencontrer de grandes difficultés, une fois encore, à trouver sa place, tout en étant très attirée par le milieu universitaire.

Cécile est en 3ème année d’études universitaires lorsqu’elle arrive à ma consultation. Elle se présente à moi comme étant dépressive (auto-diagnostic) et aurait souhaité être accompagnée par une thérapeute noire, « la seule à même de comprendre ce que je vis », me dit-elle. Cécile est triste, dort peu et très mal. Elle ne noue de relations sociales positives avec personne: les blancs étant les ennemis et les seuls noirs qu’elle connaît et côtoie sont trop éloignés, selon ses dires, de ses aspirations intellectuelles. Cécile se sent extrêmement seule, également coupée de sa famille qu’elle désigne comme hautement toxique.

À l’issue de 3 séances de prise de contact, Cécile accepte finalement d’entamer un travail thérapeutique avec une blanche, ce qui lui coûte, étant donné son contentieux avec le « monde blanc »: racisme, assignation de classe, colonisation et esclavagisme habitent sa représentation de la société dans laquelle elle vit. Notre long travail va mettre au jour et nommer les difficultés multiples rencontrées par sa famille dont la sérénité et l’avenir ont été fracassés par l’horreur de la guerre. Ses parents, mobilisés par leur propre survie et celle de leurs enfants, les ont peut-être également involontairement privés de leur besoin d’apaisement, fonction parentale essentielle mise à mal par l’expérience de vécus extrêmes tels que les traumas de guerre et les génocides (Moro, 1994).

De même, l’hypothèse selon laquelle, lors de leur installation en Belgique, la précarité et l’incertitude liée au séjour et à la possibilité d’obtenir le statut de réfugié a pu faire empiètement (Mestre, 2016) et envahir les préoccupations parentales au point d’être difficilement attentifs aux besoins de leurs enfants est plausible. De plus, ce contexte de grande pauvreté a généré une insécurité et un sentiment de honte, potentiellement traumatique (de Gaulejac, 1996). Lors de leur arrivée en Belgique, ils ont été contraints de s’adapter à un nouveau contexte, un nouveau climat, une nouvelle culture. Ils ont dû renoncer à leur position sociale et ont été assignés à une place de dépendance sociale, la mère de Cécile a repris des études, son père s’est « débrouillé ». L’histoire migratoire de la famille de ma patiente est classique, et je lui partage le fruit des recherches effectuées sur l’impact de la migration sur les dynamiques familiales.

Nous retraçons ensemble ce périple, et tentons de cicatriser et soigner de nombreuses plaies béantes. Ces éclairages théoriques, sous forme de psychoéducation durant nos entretiens, ont permis à ma patiente de mettre des mots et mieux comprendre les sources des carences familiales qu’elle avait identifiées comme sources de sa propre fragilité. Je lui propose alors de revenir sur son autodiagnostic de dépression et lui propose une autre interprétation de son état. Sa stratégie, pour s’extraire de situations de vie trop fragilisantes et douloureuses, a consisté à s’appuyer sur une ressource présente en elle-même: son potentiel intellectuel. Etudiante brillante, Cécile s’est enfermée dans une quête absolue de savoir, emmagasinant le plus grand nombre de connaissances possibles, s’enfermant dans une tour d’ivoire et de savoir.

Cette stratégie a un cout très lourd: celui de l’isolement. Ma patiente adhère à cette proposition, et se questionne également sur un héritage immatériel dont elle se sent dépositaire : quelle était la position sociale de ses parents? Pourquoi a-t-elle choisi la voie de la connaissance pour échapper à sa condition, et à quel prix? Je lui propose alors de déployer son génosociogramme. Cette entreprise est délicate. Cécile va questionner ses parents « sur la pointe des pieds », et sa mère, contre toute attente, va se montrer très intéressée et émue par la démarche de sa fille. Peu à peu, les absents vont être nommés et retrouver leur place dans l’arbre mais, surtout, Cécile va apprendre que sa mère est d’ascendance royale. En effet, dans le Rwanda précolonial, l’arrière-grand–père de ma patiente était un roi, riche et respecté, d’une vaste zone géographique prospère. Cette information, essentielle dans la construction identitaire de ma patiente, a été censurée sur quatre générations par la colonisation. En l’absence de reconnaissance officielle, l’espace clinique a symboliquement permis d’attester cette ascendance et a reconnecté Cécile à une classe sociale élevée, qu’elle est en passe de reconquérir par son parcours académique brillant: elle prépare actuellement une thèse de doctorat.

L'auteur

Barbara Mourin

Barbara Mourin

thérapeute (analyse transgénérationnelle et transculturelle)

Formée à la clinique interculturelle (Université Paris 13 ), je suis clinicienne depuis 2008 . Je suis également formée à l'analyse transgénérationnelle (Institut Généapsy). Si ma pratique clinique s'adressait initialement aux personnes exilées, aujourd'hui j'accompagne toute personne adulte, descendante ou non de migrants. Les apports de l'analyse transculturelle et de l'analyse transgénérationnelle enrichissent et caractérisent ma pratique thérapeutique.