Un article de Pierre RAMAUT publié le 13 juin 2025

L’héritier qui ne dit rien… et qu’on oublie volontiers

Lorsqu’on évoque la réunion de succession, l’image est souvent celle d’un huis clos solennel: un notaire à la tête de la table, des papiers officiels et la voix parfois ferme d’un avocat ou d’un parent soucieux de défendre ses intérêts. Parmi les trois héritiers présents, l’un semble pourtant absent: ses mains restent posées sur la table, son regard fuit celui des autres, ses mots coincés dans une barrière silencieuse. Il signe les actes, non pour s’approprier un bien, mais pour clore un chapitre dont il s’est toujours senti exclu. Son silence, si poli soit-il, déstabilise; il soulève plus de questions qu’il n’apporte de réponses.

Quand un frère prend la parole à sa place – « Il est comme ça: il ne dit rien, mais il est d’accord » – on a tôt fait de fermer les débats. Et parfois, ce troisième héritier n’est même pas là: oubli volontaire ou manque d’invitation? Le notaire, soucieux de la stricte légalité, l’énumère à regret parmi les ayants droits sans éprouver le besoin de rechercher son consentement actif. Dans le silence de cette absence se jouent pourtant des histoires plus anciennes, plus profondes que la lecture d’un testament.

L’héritier invisible existe dans toutes les familles: celui qu’on connaît à peine, dont la chaise reste vide à la table familiale et dont le nom sur le registre paraît presque artificiel. Pourtant, la loi ne l’ignore pas: elle garantit sa part, exige sa signature, mesure sa présence en parts de patrimoine mais la pratique, elle, a trop souvent tendance à le réduire à une simple case à cocher, un consentement automatique. Son invisibilité factuelle masque les tensions enfouies, les fidélités contradictoires et les blessures anciennes.

Or, ce silence – volontaire ou subi – n’est pas toujours le fruit du renoncement rationnel à l’héritage. Bien souvent, il révèle une histoire familiale clivée: la mémoire partagée en fragments, la loyauté divisée entre des alliances d’enfance et des rivalités intimes. Il peut s’agir de l’enfant marginalisé dès les premières années, de celui qu’on a sommé d’accepter son sort, du porteur d’un secret trop lourd pour être soufflé dans un huis clos. Autant de raisons pour lesquelles ce tiers muet, que l’on croit consentant, mérite plus qu’un simple acte notarié: une écoute attentive et peut-être la réconciliation d’une parole longtemps tue.

Qui est cet héritier “en creux” ?

Celui qui est présent mais ne s’exprime pas

Sous les regards et dans la même pièce qu’autrui, cet héritier paraît pourtant absent. Il dit « oui » à tout, signe sans un mot, ne pose aucune question et, surtout, ne revendique jamais sa part. Mais cette apparente docilité peut receler plusieurs dynamiques :

  • Loyauté silencieuse envers un parent disparu
    Souvent, il refuse de « faire des vagues » pour ne pas trahir l’image idéalisée ou la mémoire de l’ancêtre. Son silence n’est pas indifférence mais sacrifier son propre désir à une fidélité têtue: il craint qu’une contestation n’écorne l’héritage affectif transmis.

  • Position d’effacement adoptée dès l’enfance
    Dès ses premières années, on lui a appris à ne pas se faire remarquer. Enfant discret, il a acquis la conviction inconsciente qu’il est préférable d’occuper la place arrière: moins on parle de lui, moins on lui demande. Ce modèle de comportement familial devient un réflexe même lorsque la question d’héritage lui tend la main.

  • Blessure ancienne, jamais dite, mais toujours active
    Une dispute inexprimée, un conflit jamais résolu: derrière son retrait, il porte encore la douleur d’un affront ou d’un rejet. Participer pleinement à la succession lui rappellerait la fracture originelle; mieux vaut donc endosser le rôle du spectateur poli.

Celui qui est absent… avec le consentement de tous

Parfois, l’héritier fantôme franchit la porte du notaire en pensée seulement: il n’est ni convoqué, ni questionné et son nom n’apparaît qu’en toute fin de procès-verbal. Cette exclusion tacite peut se décliner en plusieurs figures :

  • L’enfant du premier lit, jamais reconnu affectivement
    Biologiquement légitime, il demeure un étranger émotionnel. Les autres héritiers oublient de l’inviter, le dossier notarial le mentionne à contre-cœur car la légalité l’y contraint. Dans la pratique, sa part est avalée par les alliances nées du second mariage, et son absence devient la règle.

  • Le frère en rupture, porteur d’un choix incompris
    Celui qui a renoncé à la vie familiale — déménagement lointain, refus d’un métier familial, union « bouleversement » — est rapidement rangé dans la case « indésirable ». Pour éviter le conflit, on l’efface. Son consentement ne fait jamais l’objet d’un échange ; on considère qu’il s’est lui-même exclu.

  • La sœur exclue à la suite d’un événement ancien
    Qu’il s’agisse d’un mariage jugé inacceptable, d’une grossesse non désirée ou d’une faute morale désignée coupable, cette sœur paie au prix fort un passé qui n’a jamais été apaisé. Sans procès-verbal ni explication, on la retire du cercle — et l’ombre de l’événement continue d’agir, même s’il se tait.

Dans ces deux configurations — qu’il soit physiquement là mais muet ou officiellement transparent à la chaîne — l’héritier “en creux” soulève la question de la parole et de la reconnaissance. Son effacement n’est pas seulement un problème juridique: il interroge la mémoire familiale, les loyautés implicites et les silences qui pèsent sur les liens de sang.

Pourquoi cela devrait interpeller les professionnels ?

Parce que le droit reconnaît les héritiers… mais pas leur histoire

Sur le plan strictement légal, la succession se gère par le seul jeu des parts et des signatures: un héritier existe dès lors qu’il est mentionné dans le testament ou le cadre légal. Pourtant, derrière cette apparente simplicité se cache souvent une réalité psychique et relationnelle beaucoup plus complexe. En fermant rapidement le dossier d’un héritier silencieux, le notaire ou l’avocat peut :

  • renforcer une blessure jamais cicatrisée
    En n’accordant aucune attention à la raison de son mutisme, on valide l’idée que cet héritier n’a ni voix ni place — ce qui, pour quelqu’un porteur d’un traumatisme antérieur, peut raviver un sentiment d’abandon ou d’injustice.
  • créer un déséquilibre émotionnel durable dans la fratrie
    Les héritiers plus volubiles ou revendicatifs risquent de mettre mal à l’aise ce tiers silencieux; inversement, sa position de « non-participant » peut nourrir des ressentiments mutuels, fragilisant les liens fraternels après la clôture de la succession.
  • ignorer les enjeux de médiation
    Une simple question (« M. X, est-ce que tout va bien ? ») ou une invitation à s’exprimer peut, chez un professionnel averti, constituer un premier pas vers une médiation plus large, apaisant potentiellement des conflits latents.

Parce que cet effacement peut avoir des conséquences post-acte

Le rôle du professionnel ne se termine pas forcément à la remise des actes authentiques: il peut constater plus tard que l’héritier silencieux se manifeste de manière plus brutale ou qu’il transmet un mal-être aux générations suivantes. Parmi les risques à anticiper :

  • Recours tardifs motivés par des blessures non nommées
    L’héritier mis à l’écart peut déposer un recours décennal ou saisir le juge pour faire valoir des droits injustement ignorés, arguant non seulement un vice de procédure mais aussi un tort moral, difficile à réparer après coup.
  • Expression différée dans d’autres cadres
    Ne trouvant pas d’écoute chez le notaire, cet héritier peut se tourner vers un thérapeute, un médiateur familial ou même le tribunal de la famille pour raconter enfin l’histoire qu’on lui a refusé de partager au moment clé.
  • Transmission générationnelle d’un silence ou d’une exclusion
    Le message implicite “je n’ai pas de voix dans cette famille” peut devenir un héritage invisible que l’héritier silencieux impose à ses propres enfants: ces derniers reproduiront un schéma de retrait amplifiant le poids du non-dit.

En somme, interroger l’effacement de l’héritier « en creux » n’est pas un simple luxe empathique, mais une nécessité professionnelle. Prendre en compte son histoire et son fonctionnement psychologique contribue à une succession apaisée, diminue les risques contentieux et préserve l’équilibre des relations familiales au-delà de l’acte notarié.

Ce que la psychanalyse transgénérationnelle permet de repérer

Explorer les résonances familiales

La psychanalyse transgénérationnelle offre un cadre riche pour comprendre que le silence ou l’absence d’un héritier ne sont jamais de simples coïncidences ou des manques d’intérêt. Elle invite le professionnel à explorer les résonances familiales à plusieurs niveaux :

  1. Les loyautés invisibles
    L’héritier silencieux peut être animé par une loyauté inconsciente envers un ancêtre qui a souffert ou été injustement traité. Refuser de contester la succession, c’est souvent préserver l’image d’un parent disparu, éviter de rouvrir une plaie ou troubler une fidélité sacrificielle.

  2. Les places assignées
    Dans chaque fratrie, des rôles se constituent très tôt : « le médiateur », « l’ambitieux », « l’effacé ». Ces positions, souvent héritées d’une génération précédente, orientent les comportements sans que l’individu en ait pleinement conscience. Un héritier « en creux » occupe une place que la famille attend de lui : celle du « sage silencieux » ou du « spectateur poli ».

  3. Les clivages non formulés
    Quand un conflit ancien — dispute d’héritage, mésentente sur un partage ou alliance contrariée — n’a jamais été verbalisé, il peut persister sous forme de clivage fraternel: certains parlent, d’autres se taisent. La psychanalyse transgénérationnelle permet de repérer ces oppositions muettes et leur poids dans la dynamique présente.

  4. La transmission par le non-dit
    Le secret de famille ou le traumatisme refoulé se transmettent souvent non pas par les mots mais par l’attitude: retrait, oubli programmé, exclusion symbolique. Reconnaître cette modalité de transmission aide le professionnel à comprendre pourquoi un héritier peut rester à l’écart, même sans motif légal apparent.

Concepts pour penser l’héritier silencieux

  • Place assignée: rôle fixe dans la famille (“l’effacé”, “celui qui ne réclame jamais”) transmis par habitude ou nécessité inconsciente.
  • Fidélité invisible: comportement de retrait motivé par une loyauté à un parent disparu ou non reconnu.
  • Rivalité fraternelle: opposition ancienne dans la fratrie, jamais dite, mais agissant puissamment dans le présent.
  • Transmission par le silence: ce qui n’est pas dit se transmet quand même, souvent via l’exclusion ou le retrait symbolique.

En s’appuyant sur ces concepts, le professionnel ne se contente pas d’interpréter subjectivement, mais repère les signes d’un silence “trop chargé” pour être ignoré. Il peut alors proposer un espace de parole adapté (entretien individuel, médiation, consultation psychologique), afin que l’héritier « en creux » trouve le mot juste pour restituer son histoire et participer pleinement au partage familial.

Postures professionnelles pour protéger sans sur-intervenir

Dans l’exercice de leur mission, notaires, avocats et médiateurs doivent veiller à instaurer un climat d’écoute et de reconnaissance, tout en respectant la liberté de chacun de garder le silence. Il ne s’agit pas de forcer la parole, mais de garantir que l’absence de voix ne devienne pas absence de considération.

Créer une place même pour celui qui ne parle pas

Il est essentiel d’adresser directement l’héritier silencieux, par une formule claire qui affirme sa pleine légitimité:

« Vous êtes libre de ne pas vous exprimer mais votre présence est pleine et entière ici. »

Cette intervention vise à :

  • valider sa position au sein du groupe, en lui montrant qu’il n’est pas seulement “celui qui suit”;
  • lui offrir un espace sécurisé où le silence est respecté comme une forme de prise de parole;
  • rompre l’automatisme du regard qui oublie celui qui ne parle pas et encourager un contact visuel bienveillant.

Ne pas laisser la fratrie parler “au nom de”

Quand un frère ou une sœur s’empare de la parole pour expliquer ou justifier l’absence du tiers, le professionnel doit rappeler fermement que chaque héritier est porteur de sa propre voix:

« *Chaque personne ici a une voix. Même silencieuse, elle a du poids. »

Cette posture permet:

  • d'empêcher les filtres: aucun hériter ne peut se substituer à un autre même pour alléger le déroulé de la réunion;
  • d'encourager la responsabilité individuelle: l’effort n’est pas de “parler à la place de”, mais de “faire entendre” chacun;
  • de prévenir les malentendus: si le tiers choisit soudain de s’exprimer, ses propos ne seront pas déformés par une interprétation tierce.

Offrir un espace de trace symbolique

Pour certains héritiers, le silence n’est pas une absence de pensée, mais l’expression d’un poids psychique. Il convient donc de proposer des modalités de participation indirecte:

  • Mot manuscrit libre à joindre au dossier
    Inviter l’héritier à rédiger un court texte, anonyme s’il le souhaite, qui sera annexé aux actes. Ainsi, il peut partager son ressenti ou poser éventuellement des réserves, sans attendre la réunion.
  • Mention sobre dans l’acte
    Inscrire une formule telle que « présent, même sans expression » sur la page de signature. Cette mention ne modifie pas le contenu juridique, mais témoigne symboliquement de sa participation.
  • Remise différée d’un bien ou souvenir
    Proposer qu’un objet (photographie, lettre, petit cadeau hérité) lui soit remis ultérieurement avec un simple courrier. Ce geste rompt la linéarité administrative et reconnaît le lien affectif.

Ces postures professionnelles sont autant d’outils pour éviter que le silence ne se transforme en exclusion. Elles permettent de protéger l’héritier silencieux, tout en respectant son choix et de préserver l’équilibre familial après la clôture de la succession.

Une présence silencieuse est une présence à part entière

Un héritier qui ne parle pas n’est pas un héritier sans histoire. Derrière le mutisme le plus poli peut se cacher un vécu chargé de fidélités invisibles, de douleurs indicibles ou de places assignées dès l’enfance. De même, un absent n’est pas nécessairement un exclu de droit : souvent, il est l’exclu de la mémoire collective, celui dont on omet le nom parce qu’on a cru protéger le groupe du remous qu’il pourrait susciter.

Les professionnels du droit et de la transmission ne détiennent pas la baguette magique capable d’effacer des années de non-dits ou de ressouder des liens brisés depuis plusieurs générations. Leur force réside toutefois dans la posture qu’ils adoptent lors des moments-clés de la succession :

  • Reconnaître la valeur de ce silence
    En donnant verbalement à l’héritier silencieux la possibilité de se sentir légitime, on envoie le signal que son histoire compte, même si elle ne se formule pas immédiatement.
  • Contenir la dynamique familiale
    En empêchant qu’un seul héritier ne parle « au nom de » l’autre, on prévient la reproduction de schémas de domination ou d’effacement, et on garantit que chaque part soit pensée dans toute sa dimension humaine.
  • Ne pas ajouter à l’histoire familiale une nouvelle blessure
    Toute succession est une page qui se tourne : en veillant à ce que la clôture de l’acte notarié ne soit pas vécue comme une seconde exclusion, on limite les risques de recours ultérieurs, mais surtout on préserve ce fragile équilibre psychique qui repose sur la reconnaissance, fût-elle silencieuse, de chaque membre de la fratrie.

Au terme de ce parcours, accueillir le tiers muet ou l’héritier absent ne relève pas d’une attention accessoire : c’est reconnaître la richesse des histoires familiales, leurs fractures comme leurs fidélités. En dépit des limites de leurs pouvoirs, les professionnels peuvent ainsi poser un acte de justice qui va bien au-delà de la simple répartition du patrimoine : un acte de sollicitude, ancré dans le respect de chaque voix, même quand elle est « entendue » par son absence.

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L'auteur

Pierre RAMAUT

Pierre RAMAUT

Psychanalyste & psychanalyste transgénérationnel

Psychanalyste, psychanalyste transgénérationnel et sophrologue. Créateur de plusieurs outils innovants dans le champ de la santé mentale et du développement personnel : Généasens, Commemoria et Waystobe. Créateur et accompagnateur de « Marcher pour progresser » et d’un cycle de découverte du chamanisme mondial en lien avec le transgénérationnel : « Découvertes en terres chamanes ».