Un article de Pierre RAMAUT publié le 13 juin 2025

La phrase qui déchire le silence

Tout est prêt. Le testament est ouvert, les héritiers sont réunis autour du notaire. Les visages sont graves, l’atmosphère studieuse. Les premières phrases s’égrènent, sans heurt, dans le silence feutré de l’étude : « Je soussigné…, donne et légue… ». Jusqu’au moment où une voix, tremblante et déterminée, brise la monotonie :
« Ce n’était pas mon père. Maman me l’a dit avant de mourir. »

La pièce se fige. Une respiration suspendue traverse l’assemblée. Le notaire, le stylo paralysé à mi-chemin, lève les yeux. Autour de la table, on perçoit soudain pulsations du cœur, frémissements imperceptibles mais bien réels. Les rôles se brouillent: que devient l’acte solennel quand la vérité intime vient tout remettre en question ?

Dans cette situation, le secret de filiation révélé au cœur de la succession ne se limite pas à un bouleversement émotionnel: il soulève des enjeux juridiques, éthiques et humains d’une grande complexité. Le professionnel, qu’il soit notaire, avocat ou magistrat, se trouve alors confronté à un double mouvement:

  • La rigueur du droit
    L’acte authentique, dressé selon les règles de forme et de fond, possède une force probante quasi irréfragable. Modifier ou remettre en cause un testament à l’aune d’une révélation tardive exige de connaître précisément les catégories d’actions (action en nullité pour vice de consentement, volonté de faire etc.), leurs délais, et les pièces à produire pour en étayer la recevabilité.

  • La délicatesse de l’humain
    Derrière chaque secret de filiation se joue une histoire de vies, de relations tues ou tronquées, de loyautés familiales mises à l’épreuve. Comment accompagner les héritiers démunis face à la révélation d’une parenté insoupçonnée ? Comment préserver la confidentialité nécessaire sans alimenter le conflit ? Quelle posture adopter pour écouter, rassurer et calibrer les attentes de chacun, sans tomber dans l’interprétation psychologique ?

La coexistence de ces deux dimensions impose au professionnel de la succession de faire preuve d’un équilibre subtil :

  • Suspendre l’exécution aveugle de l’acte, pour prendre le temps d’entendre la révélation, de recueillir éventuellement des preuves, et de vérifier la véracité des allégations.
  • Contenir la charge émotionnelle de chaque partie, sans pour autant laisser s’installer une atmosphère conflictuelle irréversible.
  • Orienter vers les procédures adaptées, sans outrepasser son rôle : il ne s’agit pas de jouer les psychologues ni les enquêteurs privés, mais de veiller à ce que les droits de chacun soient préservés et que la succession puisse, le cas échéant, être régularisée.

Pourquoi maintenant? Le moment du surgissement

L’héritage, moment de bascule psychique

La disparition d’un parent ne marque pas simplement la transmission de biens matériels, elle provoque un véritable « tremblement de terre » intérieur. À l’ouverture de la succession, le deuil et l’organisation pratique se doublent d’un bouleversement symbolique :

  • Les places changent: l’enfant devient héritier, le conjoint survit, la fratrie se redécoupe dans de nouveaux rôles;
  • Le récit familial est réévalué: les souvenirs et les discours jusque-là acceptés sont remis en perspective;
  • Les non-dits remontent: ce qui était enfoui depuis des années – tromperies, filiations cachées, rivalités refoulées – peut brusquement refaire surface.

Dans ce contexte émotionnel intense, l’acte de succession se transforme en catalyseur : la tension psychique pousse parfois à briser le silence. C’est alors que le secret de filiation, jusque-là toléré ou inconscient, devient intolérable à porter. L’héritier choisit ce moment, paradoxalement solennel et fragile, pour déposer publiquement une parole trop longtemps tusse.

Révéler n’est pas toujours revendiquer

Contrairement aux stéréotypes, la révélation tardive d’un lien de filiation ne procède pas systématiquement d’une appétence pour l’héritage ou d’un calcul financier. Elle traduit souvent un besoin intime:

  • Un besoin de vérité identitaire: connaître ses origines est une condition de santé psychique et de construction personnelle;
  • Une volonté de ne plus hériter d’un mensonge: accepter des biens fondés sur un mensonge familial peut apparaître comme une double trahison ;
  • Une tentative de restituer une mémoire effacée: redonner voix à un ancêtre oublié, reconnaître une branche délaissée, c’est aussi réparer symboliquement une injustice passée.

Ainsi, la révélation ne se limite pas à une revendication patrimoniale : elle est d’abord un geste de vérité, parfois même de réparation morale. Le professionnel de la succession doit garder à l’esprit cette dimension psychologique : entendre la quête de sens et de reconnaissance qui motive souvent ces prises de parole, avant même de considérer les conséquences juridiques.

Les enjeux pour le professionnel de la succession

L’équilibre à tenir: entre parole et procédure

Lorsqu’une révélation de filiation intervient en plein acte de succession, le professionnel se trouve pris dans un double étau :

  • Le risque de surinterprétation: tenter aussitôt de « vérifier », de « confirmer » ou de « conseiller » une action judiciaire, c’est glisser vers une posture d’enquêteur privé ou de thérapeute, hors de son rôle et de sa compétence.
  • Le risque de déni total: décider de poursuivre la lecture du testament sans réagir, c’est nier la portée de la parole émise, et potentiellement mépriser le besoin de reconnaissance du déclarant.

Pour trouver son axe, le professionnel doit avant tout suspendre symboliquement l’acte authentique : marquer une pause dans la procédure, non pas pour juger la validité de la révélation, mais pour reconnaître sa gravité. Ce moment de suspension permet de proposer un espace sécurisé – un entretien à huis clos, la présence d’un tiers neutre, ou même la suggestion de recourir à une médiation – où chacun peut exprimer son ressenti sans craindre une décision immédiate.

La fratrie face à la parole

La famille, et plus particulièrement la fratrie, peut réagir de manière très contrastée :

  • Soupçons et agressivité: certains héritiers peuvent douter de la sincérité ou des motivations de celui qui révèle, et multiplier questions agressives ou remarques sarcastiques.
  • Tentative de disqualification: pour préserver leur part d’héritage ou le récit familial, des membres de la fratrie chercheront à décrédibiliser l’annonceur – dénigrement de son état mental, remise en cause de ses sources.

Le professionnel doit veiller à protéger la dignité de l’héritier qui prend la parole, en lui assurant l’écoute et le respect dus à son statut, tout en préservant l’équilibre du groupe:

  1. Veiller à l’égal accès à la parole: éviter que l’assemblée ne tourne au tribunal en imposant un tour de parole cadré.
  2. Garantir la confidentialité des échanges: s’assurer que ce qui est dit dans le cadre de l’étude reste protégé pour limiter la contagion des tensions à l’extérieur.
  3. Réorienter vers les procédures adaptées: rappeler aux héritiers la possibilité d’actions en justice, d’expertises ADN ou de médiation familiale sans toutefois donner de conseils juridiques trop directs avant vérification des faits.

Ainsi, c’est par une posture de modérateur bienveillant, capable de concilier rigueur procédurale et accueil de la détresse émotionnelle, que le notaire ou l’avocat maintiendra la cohésion de la succession et la confiance de tous les protagonistes.

Ce que la psychanalyse transgénérationnelle éclaire ici

La psychanalyse transgénérationnelle propose de considérer les secrets familiaux comme des « héritages inconscients » qui se transmettent de génération en génération. Appliquée à la question de la filiation, cette approche offre plusieurs clés de lecture pour comprendre la portée et la dynamique des révélations tardives :

  1. Secret de filiation
    Au-delà d’un simple non-dit, le secret de filiation est souvent le fruit d’un tabou profondément ancré : l’identité génétique d’un parent est volontairement occultée, pour protéger une réputation, prévenir un conflit ou préserver un équilibre familial précaire. Ce silence imposé crée chez l’enfant ou l’héritier un vide identitaire, une zone d’ombre qui peut engendrer angoisse, sentiment d’irréalité ou quête obsessionnelle de vérité.

  2. Transmission du silence
    Les générations suivantes héritent non seulement d’un patrimoine matériel, mais aussi de ce silence organisé: l’absence de récit sur un lien parental devient une règle implicite, un pacte tacite protégeant les vivants du scandale. Ce quasi-consensus s’installe au fil du temps jusqu’à devenir une évidence, rendant le moindre questionnement quasiment impossible sans risquer la rupture du lien familial.

  3. Parole surgissante
    Lorsque l’héritier brise ce pacte, il accomplit un geste symbolique puissant : la parole surgissante est le moment où l’inconscient se fraie une voie vers la conscience. Ce dévoilement, parfois impulsif, souvent douloureux, manifeste le besoin de s’affranchir d’une dette psychique. Il s’agit d’un acte de libération, permettant à la fois de rétablir une identité authentique et de rompre l’emprise du secret ancestral.

  4. Effet de rupture La révélation de la vérité filiale produit un choc traumatique au sein du système familial : les représentations mentales et émotionnelles de chacun sont soudain remises en question. Les héritiers doivent reconstruire leur place, réajuster leurs désirs et leurs loyautés. Du point de vue transgénérationnel, cette rupture peut toutefois devenir une opportunité de réparation symbolique : elle permet de sortir du cercle infernal du non-dit et d’engager un travail de deuil sur les loyautés invisibles.

Face à ces dynamiques psychiques puissantes, le notaire ou l’avocat joue un rôle de contenant émotionnel :

  • Accueillir sans juger
    Le spécialiste doit recevoir la parole surgie comme un message auquel il accorde une valeur, sans en analyser la portée psychologique ou juger la moralité de la démarche.
  • Offrir un cadre sûr
    En instaurant un espace protégé (entretien confidentiel, présence d’un tiers neutre), il facilite l’expression des émotions et prévient l’escalade du conflit.
  • Orienter vers un accompagnement adapté
    Sans se substituer à un psychanalyste ou à un thérapeute familial, il peut toutefois suggérer, si besoin, de recourir à un professionnel pour aider la famille à « traiter » ce choc transgénérationnel.

En adoptant cette posture de modérateur empathique, le professionnel de la succession contribue non seulement à la régularisation juridique de l’affaire, mais aussi à la réconciliation symbolique des héritiers avec leur histoire intime.

Postures et outils professionnels

Avant d’aborder les postures concrètes, il est essentiel de souligner que tout professionnel intervenant dans une succession où surgit un secret de filiation gagnera à posséder au minimum une culture des concepts et théories de base de l’analyse transgénérationnelle, ainsi qu’une familiarité avec quelques-uns de ses outils (génogramme, génosociogramme, rituels symboliques ou actes créatifs, mise en récit, objets-symboles, boîtes à souvenirs). Cette culture permet de mieux comprendre les dynamiques inconscientes à l’œuvre et d’adapter sa posture pour contenir le choc et faciliter une réparation symbolique.

Suspendre sans dramatiser

« Nous allons faire une pause. Ce que vous venez d’exprimer mérite d’être reçu dans un autre espace que l’acte en cours. »

  • Marquer l’interruption de manière formelle, sans alourdir l’atmosphère : une simple « pause » suffit.
  • Proposer immédiatement un second temps, en petit comité ou dans un autre bureau, pour permettre à la parole de se déployer hors du cadre strict de l’acte notarié.
  • Veiller au ton: adopter une voix posée, rassurante, qui fait comprendre que la suspension n’est pas un jugement, mais un acte de respect pour la gravité du dévoilement.

Cette pause symbolique sert à faire retomber la tension, à protéger la solennité de l’acte authentique et à offrir un espace de parole plus adapté.

Ne pas chercher à trancher ou confirmer

  • Ne pas engager d’enquête immédiate: éviter toute formulation du type « Sur quoi vous basez-vous ? » ou « Qui peut confirmer cela ? ».
  • Ne pas demander de preuve lors de la première prise de parole: la demande d’éléments concrets (photos, lettres, tests ADN) viendra après un temps de réflexion et d’orientation juridique.
  • Ne pas convoquer les autres héritiers pour juger de la véracité sur le champ: cela risquerait de transformer l’étude en tribunal improvisé.

Cette retenue préserve la dignité du déclarant et empêche la dynamique familiale de basculer immédiatement dans l’accusation ou le déni.

Orienter vers un relais extérieur, si nécessaire

  • Conseil juridique différé: proposer une consultation ultérieure, dans les jours qui suivent, pour envisager les voies légales appropriées (action en nullité, demande de recherche de paternité).
  • Médiation ou accompagnement familial: aiguiller vers un médiateur familial ou un thérapeute formé à l’analyse transgénérationnelle, capable de travailler sur les loyautés invisibles et d’animer un geno(socio)gramme pour cartographier l’histoire familiale et la contextualiser.
  • Possibilité de consignation d’un écrit: offrir au déclarant la faculté de laisser une note ou un témoignage, scellée dans un registre ou auprès du notaire, sans incidence immédiate sur l’ouverture de la succession.

Cet éventail de relais garantit que chaque dimension – juridique, psychologique, symbolique – trouve une réponse adaptée, tout en préservant l’intégrité de l’acte authentique et la confiance des héritiers. En somme, par ces postures et ces outils, le professionnel conjugue rigueur et humanité : il contient le surgissement de la parole et structure le parcours de la famille, tout en veillant à ce que nul ne soit abandonné au tumulte émotionnel.

Une parole libérée ne peut être effacée

La révélation d’un secret de filiation, loin de n’être qu’une épreuve, se révèle souvent comme un acte de libération : un choc qui bouscule la lecture linéaire d’un testament et remet en question les certitudes familiales et une ouverture sur une histoire oubliée, une tentative de réinscrire dans le présent une vérité longtemps occultée. Ce geste n’est pas systématiquement une attaque contre les autres héritiers ou contre l’institution successorale; c’est avant tout l’expression d’un besoin de cohérence identitaire et de réparation symbolique.

Le professionnel, armé des notions de base de l’analyse transgénérationnelle et conscient des dynamiques émotionnelles et inconscientes en jeu, adopte alors une posture triple:

  1. Accueillir sans fixer la parole surgissante, en lui offrant un espace hors de la procédure, respectueux de sa force et de sa fragilité.
  2. Protéger le cadre juridique de l’acte authentique, en marquant une suspension respectueuse plutôt qu’une fuite devant la complexité.
  3. Orienter vers des relais – juridiques ou psychothérapeutiques – qui permettront d’accompagner chacun dans l’élaboration et la reconnaissance de cette nouvelle configuration familiale.

Ainsi, en recevant la parole sans la figer, en sauvegardant la solennité de l’acte sans étouffer l’émotion à l’œuvre, le professionnel veille à ce que la succession ne reproduise pas la violence muette du secret. Il contribue alors non seulement à la régularisation juridique, mais aussi à la réconciliation symbolique d’une famille avec son histoire et son avenir.

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L'auteur

Pierre RAMAUT

Pierre RAMAUT

Psychanalyste & psychanalyste transgénérationnel

Psychanalyste, psychanalyste transgénérationnel et sophrologue. Créateur de plusieurs outils innovants dans le champ de la santé mentale et du développement personnel : Généasens, Commemoria et Waystobe. Créateur et accompagnateur de « Marcher pour progresser » et d’un cycle de découverte du chamanisme mondial en lien avec le transgénérationnel : « Découvertes en terres chamanes ».