Un article de Simone Cordier publié le 29 mars 2020

Ce printemps 2020 est placé sous le signe du virus Covid-19 et le monde est sidéré par cette pandémie qui se répand en pollinisation sur tous les continents. Nous sommes confinés dans nos lieux de vie et l’activité économique est figée. L’info en boucle sur nos multimédias nous assène les chiffres des malades, des morts, des sacrifices des uns, du combat des autres contre le virus, des manquements de certains et de notre puissance limitée face à cette minuscule poussière. Nous vivons tous un traumatisme psychique dont nous ne pouvons encore mesurer la portée à long terme: comment allons-nous supporter la durée du confinement, le sevrage de contacts chaleureux et physiques avec nos proches? Comment allons-nous digérer et symboliser ce tsunami pandémique? Difficile de réaliser que ça peut arriver, que c’est déjà arrivé autrefois et que ça nous arrive à nous aujourd’hui.

Nous assistons à tous les types de comportements dictés par l’instinct de survie et de conservation: du chacun pour soi dans la loi de la jungle à l’esprit de sacrifice pour le collectif, de l’obéissance totale aux mesures de confinement au mépris affiché de ceux qui les font appliquer, de la confiance dans les institutions à la méfiance envers tout ce qui vient de l’Etat jusqu’aux théories de complots internationaux. Ce qui semble quasi certain c’est que nous réactivons, à notre insu, les mécanismes de défense transmis par nos ascendants sur plusieurs générations, au service de la survie et de la conservation. Les épidémies de choléra, peste, grippe espagnole, tuberculose, etc. ont laissé des traces invisibles qui se réveillent: les mémoires de guerre sur la pénurie et le manque se réactivent dans les comportements compulsifs d’achats de première nécessité par exemple. Nos ascendants ont géré comme ils ont pu les crises qu’ils ont traversé, laissant de côté parfois le courage, le souci de l’autre et du collectif. Certains ont fait des choix politiques et religieux qui ont fait « tache » sur leur famille et dont ils ont fait secret pour cacher la honte. Ce traumatisme collectif réactive ces mémoires glorieuses ou honteuses qui agissent en nous sous forme fantomatique.

Le mystère des achats compulsifs de papier toilette pourrait se résoudre si nous regardons notre besoin de nous nettoyer de cette « merde », surtout si les mémoires de marché noir ont laissé « les cuisses de nos ancêtres pas très propres » que les générations suivantes doivent nettoyer.

L’exode de mars 2020 des villes vers les campagnes remet en mémoire celle de juin 1940. Difficile de réaliser que ça peut arriver, que c’est déjà arrivé autrefois et que çà nous arrive à nous aujourd’hui.

Si le transgénérationnel -- c’est à dire la transmission inconsciente de ce qui n’a pas pu se digérer -- est à l’œuvre dans notre manière de vivre le Covid-19, nous allons à notre tour transmettre sans le vouloir « quelques choses » de nos façons de faire et de dire et aussi de ne pas dire. Nous devons mettre en conscience les extrêmes psychiques auxquels l’urgence sanitaire nous contraint et en particulier notre rapport à la mort et aux morts. L’info nous montre des images d’hommes et femmes quasi en scaphandre dans des unités de réanimation : des lits, des machines et des formes sur les lits, qui semblent être des humains intubés, en coma artificiel, déjà absents et ni morts ni vivants. Les personnes âgées sont sans aucun contact et les maisons de retraite sont en quarantaine: les « gens » y meurent seuls et leur corps est traité vite et bien par souci d’hygiène. Comme à la guerre, les priorités vont au combat: sur le champ de bataille les morts restent entassés et les hôpitaux surchargés soignent comme ils peuvent les blessés qui ont des chances de s’en sortir. C’est comme le début d’un film d’horreur: les synopsis de ces films ou séries démarrent souvent sur le thème d’une pandémie mondiale qui aurait transformé les humains contaminés en non morts – non vivants, qui mal enterrés sortiraient de leur tombe de fortune pour dévorer les vivants et les contaminer à leur tour. Les villes désertes survolées par des drones, magasins fermés, transports quasi inexistants « Terre ville morte » rappellent les décors habituels de ces films comme les galeries marchandes sombres et dévastées.

Le travail de deuil (le deuil est un travail psychique qui incombe au moi) qui commence avec les rites culturels des traitements des dépouilles et des cérémonies familiales et ou collectives qui permettent aux vivants de se séparer des morts. Le terme de civilisation s’est forgé - entre autres - sur la manière dont les vivants observaient des rites mortuaires. Toute culture a une image de ce qu’est une bonne ou une mauvaise mort. Pour le grec de l’Illiade, la bonne mort est la mort au combat dans la force de l’âge et sans dégénérescence du corps par la vieillesse: Achille choisit cette mort là; Ulysse dans l’Odyssée préfère vivre « heureux en rentrant chez lui pour vivre le reste de son âge ». Les rites de deuil sont piaculaires: du latin « piaculum » expier, inspirer de l'angoisse. Dans certaines cultures, les personnes s’infligent des souffrances (comme s'arracher les cheveux, gémir, se couvrir de cendres, se couper une dent, …) qui ont pour but d'alléger la souffrance morale, de s'accommoder les bonnes grâces du mort et de redonner confiance à la vie. En revanche, un défaut de rituel agit comme une menace sur la communauté.

Pour Durkheim, les rites ont pour but de rattacher le présent au passé, l'individu à la communauté. Les 3 stades du rituel sont séparation, marge et agrégation. Entre chaque stade, il existe une étape intermédiaire nommée état transitoire, marge ou liminalité selon les ethnologues. Durant l'étape de séparation, le sujet est séparé du cours ordinaire des choses (de sa maison, de sa famille). Il vit une période de marge pour être réintégré dans la vie normale avec un nouveau statut : l’agrégation. Le danger réside dans ces périodes de marge, cet entre-deux durant lequel le mort est âme errante avant de devenir ancêtre bienveillant.

Notre civilisation occidentale a déjà abandonné un certain nombre de rites sociaux qui encadraient autrefois le temps du deuil en donnant le droit et l’espace à la tristesse: la couleur des vêtements (noirs, gris, blancs ou violets) informaient sur l’état de deuil d’autrui et lui indiquait ainsi un comportement adéquat. L’enterrement religieux qui rassemblait la communauté, la parution dans la colonne décès du journal local, la visite au cimetière et l’entretien des tombes sont tombées en désuétude. Le repas de deuil qui offrait la possibilité de partager des souvenirs du mort, de boire à sa vie et de d’apprivoiser une part de son ombre ont quasiment disparu. Nous pouvons nous demander si l’engouement pour la série « walking deads » n’est pas une stratégie inconsciente pour « purger » par catharsis notre peur de tous ces morts mal traités ? Notre civilisation pêche également par la façon dont elle encadre la vieillesse et la fin de vie. La jeunesse éternelle que nous impose le narcissisme ambiant et l’idéal de la famille nucléaire nous font dénier le vieillissement et nous séparer des séniors pour les placer dans des maisons dites de retraite. L’allongement de la durée de vie et les difficultés économiques compliquent les relations entre générations (héritages reçus plus tard qu’autrefois, pouvoir économique des séniors qui aident leurs enfants et prennent parfois la place des parents auprès des petits enfants lorsqu’ils ont la puissance et le pouvoir que donnent l’argent). La charge mentale de ces parents qui n’en finissent pas de vivre ne favorisent pas la « liquidation » de l’Œdipe rendant la dette de vie difficilement solvable.

Qu’en sera-t-il dans ces circonstances aggravantes ? Comment les familles vont-elles pouvoir faire le travail de deuil ? Les morts sont des chiffres, ils se noient dans la masse, perdent leur identité et le confinement interdit les cérémonies gelant ainsi le deuil par défaut de rituels. Les morts à l’hôpital sont sous machines ou sédation sans possibilité de dire au revoir, ni même de réaliser que l’on meurt lorsque on est en coma artificiel. Les personnes meurent par asphyxie: à l’opposé de notre vision de la bonne mort. La famille ne peut pas venir, se réunir, pleurer ensemble et se raconter les souvenirs sur le défunt. Les corps sont incinérés (ce mode de traitement des corps - aussi nécessaire soit-il - peut heurter les croyances de certains). Les rites sont en suspens et les morts peuvent rejoindre le statut de fantômes errants sans dernière demeure où se reposer. Si notre intellect se moque de ces croyances, notre psychisme obéit à leur règles: le mal mort, mal enterré hante les vivants tant que son âme n’est pas en paix. Alors, les vivants en dette à l’égard des morts vont s’auto-punir par des actes manqués, des symptômes, des dépressions sans raisons apparentes, des conduites à risque.

Si en plus nous héritons de fantômes dans nos familles (secrets sur des suicides cachés, morts en hôpital psychiatriques, syphilis, meurtres, avortements et de morts mal enterrés (morts en mer, disparus, soldats dont le corps n’a pas été retrouvé, morts dans les camps alors la dette s’alourdit car en plus des deuils gelés de nos arbres nous sommes en train de geler ceux qui nous appartiennent.

Il y a urgence pour notre santé psychique de mettre en place individuellement et collectivement des rituels de deuil même dans ces circonstances exceptionnelles en attendant de sortir du confinement. Individuellement, nous pouvons allumer une bougie, créer un petit autel avec des photos, dire quelques mots, écrire une épitaphe ou une lettre au mort. Ces « gestes » (en accord avec nos croyances sur la vie et la mort) permettent d'éviter le gel dans une mémoire traumatique dont les effets à retardement peuvent peuvent «  décoiffer ». L’outil Commemoria peut aider à organiser un partage de documents et à organiser des funérailles virtuelles. Nous pouvous aussi envisager des actions collectives. Nous sommes nombreux à applaudir les soignants chaque soir à 20 heures. Ne pourrait-il pas y avoir un moment pour honorer les morts et les sortir de l’anonymat des chiffres en donnant leurs noms ? On pourrait imaginer des monuments (physiques ou numériques) aux morts du Covid 19 ? Notre créativité collective peut apporter des idées neuves pour créer de nouveaux rituels et vos idées sont les bienvenues.

L'auteur

Simone Cordier

Simone Cordier

Co-directrice l’Ecole Généapsy de Paris