Un article de Christine Ulivucci publié le 16 février 2016

Le mode d'occupation de l'espace constitue un bon indicateur de la place que l'on s'accorde et de celle qui nous a été accordée dans la famille. Comment investit-on l'espace qui nous est donné, quel espace nous octroyons-nous, quel espace est réservé aux autres potentiels ? Lorsque l'on vit seul, occupe-t-on tout l'espace de l'appartement? Lorsque l'on vit à plusieurs, quel est notre espace d'intimité l'espace partageable, l'espace inaliénable ? Quelle est la répartition de l'espace pour chaque membre de la famille, selon les générations, les étages les chambres ? Comment ces espaces sont-ils délimités ? Circule-t-on librement de l'un à l'autre sans peur de se croiser, d'être pris en flagrant délit d'être accaparé ?

Dans les histoires familiales qui véhiculent des climats incestuels ou fusionnels, il faut souvent défendre son espace personnel comme un camp retranché pour qu'il ne soit pas envahi. Cela peu prendre la forme de la fermeture à l'autre, car lorsque l'on ne sait pas définir et délimiter son territoire individuel, faire entrer un visiteur chez soi constitue un danger. Dans d'autres cas, la confusion se manifeste par un capharnaüm généralisé, par le trop-plein de l'un qui déferle dans l'espace de l'autre sous forme d'objets ou par la saturation de l'espace personnel, moyen très efficace pour rendre son territoire inaccessible à l'autre.

Le droit que l'on s'accorde ou non d'utiliser 1a globalité de l'espace habitable est également révélateur de ce qui a été induit par la famille. Occupe t-on tout l'espace mis à notre disposition ? A-t-on un espace à soi dans l'espace commun ? Ce couple sans enfants n'occupe par exemple que deux pièce: de son trois pièces. La deuxième chambre, restée potentiellement libre durant des années, s'est transformée en débarras. Prévue inconsciemment pour un enfant et théoriquement pour une activité artistique que l'on ne s'est jamais donné le droit de pratiquer, cette pièce est restée vide, répondant à 1a réparation d'une histoire plus ancienne qui a grevé la création personnelle et la transmission. Cet autre couple en revanche achète d'emblée une maison comprenant une potentialité d'agrandissement, un terrain encore inexploité, une grange à rénover, autrement dit des espaces supplémentaires possibles qui seront rapidement transformés en lieux de vie.

Lorsqu'on ne se donne pas le droit d'être, donc d'être là, on peut se poser la question de la permission qui n'a jamais été donnée et que l'on attend toujours des parents. Certaines personnes rencontrent des difficultés à investir un lieu à elles, comme si elles attendaient un lieu qui soit donné d'avance, un lieu marqué par leur empreinte, tel le lieu de leur origine. D'autres restent dans des lieux qui ne leur conviennent pas ou dans des lieux à l'image d’elles- mêmes dans le regard de leurs parents, des lieux dans lesquels elles ne se sentent pas chez elles. D'autres encore persistent coûte que coûte dans des lieux hostiles et inhospitaliers. L'une y réparera une usurpation d'héritage, l'autre l'expulsion d'une maison familiale.

Les lieux de conflits incessants parlent de la nécessité d'être en lutte permanente pour préserver sa place, pour la faire accepter. Les immeubles ou les villages qui acceptent mal les nouveaux arrivants qui apportent de la nouveauté, qui bousculent l'ordre établi, font penser aux systèmes familiaux qui ne tolèrent pas l'autre dans sa différence. Ces lieux rendent la vie impossible, mais on va malgré tout tenter de résister, d'imposer sa présence, avant de comprendre que l'on peut trouver un lieu à soi qui ne passerait pas par l'acceptation familiale préalable.

Dans d'autres cas, la place non donnée dans la famille se répercute plutôt par un retranchement de soi. Lorsqu'il faut cacher une part de soi-même, être là sans être vraiment là, sans se faire remarquer, toujours susceptible de tomber sur la critique, la vindicte des autres. (…). Dans de nombreuses histoires, la peur de l'exclusion de la famille empêche de prendre une place autre, un espace en accord avec soi-même.

Certains tenteront de régler le rapport à leur famille dans des modes d'habitation de l'ordre de la communauté ou de la colocation, dans la recréation d'une autre famille choisie, avec le souhait d'une occupation égalitaire de l'espace où chacun aurait une place à soi reconnue. D'autres iront investir un espace qui est resté vide, abandonné pendant plusieurs années, comme pour redonner vie à une place qu'ils n'ont jamais eue. D'autres encore resteront les seuls habitants d'un immeuble qui se vide peu à peu avant une restructuration, maintenant la part vivante d'eux-mêmes dans un édifice familial qui révèle son vide et son manque de substance.

L'occupation de l'espace d'habitation peut également nous amener à requestionner la place dans la fratrie.(…) L'espace de vie vient révéler ce que l'on a réussi à investir dans sa vie et pointer ce avec quoi l'on se débat encore. Occuper un espace nous parle de notre place, celle que nous questionnons, que nous éclaircissons, que nous déplaçons.

Note

Cet article est extrait du livre "Psychogénéalogie des lieux de vie " avec la gracieuse autorisation de la « Petite Bibliothèque Payot ».

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L'auteur

Christine Ulivucci

Christine Ulivucci

Psychanalyste transgénérationnelle

Christine Ulivucci exerce la psychanalyse transgénérationnelle et la psychothérapie à Paris. Fondatrice de l’Atelier de Recherche sur le Transgénérationnel, elle anime également des ateliers de groupe et une formation en transgénérationnel. Elle est l'auteure de Psychogénéalogie des lieux de vie, Ces lieux qui nous habitent, et de Ces photos qui nous parlent, Une relecture de la mémoire familiale, Payot, et anime une chronique hebdomadaire pour Le Divan France 3.