Témoignage pubié le 05 mai 2021

Pendant dix ans j’ai fait des recherches en tous sens pour essayer de trouver une solution dans l’espoir de guérir ma petite fille Géraldine, (11 ans) atteinte d’autisme. J’allais toujours chercher des hypothétiques solutions à l’extérieur: médecine spécialisée, médecine alternatives, psychiatrie, guérisseur, etc. Je n’acceptais pas ma petite fille telle qu’elle était et celle-ci me le rendait bien en me rejetant systématiquement dès qu’elle me voyait. Au bout de dix ans, j’ai lâché prise et j’ai cessé de chercher le remède miracle qui la sortirait de son handicap: je me suis résignée à accepter la situation. C’est à ce moment-là qu’elle est venue vers moi et s’est ouverte au dialogue et à la communication. Une évidence pour certain, qui nécessite néanmoins l’expérience de la situation avec la souffrance qu’elle induit… L’effet miroir que Géraldine m’a renvoyé m’a permis de me lancer sur une piste de recherche dirigée vers l’intérieur et non plus vers l’extérieur.

Le souvenir d’une réflexion attrapée au vol lors d’une discussion quelques années auparavant et que j’avais soigneusement enfouie dans un coin de mon cerveau me revint à la conscience. Quelqu’un avait dit : « il faut trois générations pour faire un autiste ! ». (C’était de Dolto mais je ne le savais pas à l’époque). Trois ou peut-être quatre, car je pense tout simplement qu’au-delà de trois générations nous avons rarement accès à l’information. En me référant à cette phrase, que j’ai retrouvé dans le livre de Thierry Gaillard , et qui m’a fait l’effet d’une bombe, j’ai donc commencé par me regarder en me demandant ce qui m’appartenait dans cette histoire d’autisme et ce que j’avais bien pu transmettre de si terrible à ma petite fille (la fille de mon fils).

C’est quand on soulève un coin du voile que la vie nous amène à faire des découvertes inattendues. En étudiant le livre « L’intégration transgénérationnelle» de Thierry Gaillard — rencontré par hasard dans un salon du livre —, j’ai pu mesurer l’importance des phénomènes transgénérationnels. Cet auteur cite un passage de Didier Dumas qui m’a particulièrement touchée :

(…) les cas de psychose, souvent inexplicables, sont néanmoins susceptibles de dévoiler des manques d’intégration transmis de manière transgénérationnelle.

Les enfants psychotiques semblent avoir pour mission de réparer inlassablement le passé généalogique de leur famille. Ce sont d’incomparables explorateurs de l’inconscient transgénérationnel. Ces enfants expriment ou racontent des choses qu’à priori personne ne comprend. Or, lorsqu’on les écoute sérieusement, on ne comprend pas qu’ils explorent, en fait, le passé familial qui a fait d’eux ce qu’ils sont. C’est comme s’ils utilisaient le plus clair de leur temps à circuler dans l’inconscient de leur mère, à la recherche de ses amours perdus: les grands-mères, les grands-pères ou les grands-tantes dont elle (ou sa propre mère) n’a jamais pu porter le deuil. Les autistes dénoncent, par leur mutisme, des silences mensongers. Ils assument, sans que personne ne s’en rende compte dans la famille, tout ce que les autres ne peuvent ni penser ni dire. Par leur mutisme, ils protègent ainsi leurs parents de vérités trop douloureuses. La psychose est donc sous cet angle, un destin de descendant sacrificiel, une preuve, s’il y en a besoin d’une, que ce que j’appelle le « cannibalisme familial » existe bel et bien. Et sans l’analyse du généalogique, on ne comprend rien à cette dimension radicalement inconsciente de la dévoration mentale.

Thierry Gaillard développe son approche des « aliénations transgénérationnelles » dans son ouvrage. A partir de là, j’ai immédiatement tenté l’exploration du passé familial qui m’est propre. Je savais très bien que mon grand-père maternel s’était suicidé et je connaissais parfaitement les faits puisque j’étais présente sur le lieu de sa pendaison quelques heures après son passage à l’acte. J’avais accouru avec mon bébé dans les bras, mon bébé (le père de Géraldine) qui venait de naître. La débâcle émotionnelle de ma grand-mère et de ma mère fut à son paroxysme et je m’étais refermée sur moi-même en bloquant mes émotions pour me protéger de tant de douleur devant l’inacceptable constat. Je n’ai jamais pu pleurer. Alors que je connaissais bien les faits, je ne savais pas que mon bébé d’un mois, que je tenais dans mes bras, allait en réalité éponger toutes ces charges émotionnelles et les « non-dits » qui allaient s’installer autour de cette mort tragique. Dans ma famille, un suicide, ce n’est pas socialement correct! Dès lors, il fallait soit le cacher, soit trouver des coupables à l’extérieur. De plus, il ne fallait surtout ne plus jamais en parler.

Ce bébé apprend à l’âge de 15 ans, par inadvertance et de ma bouche, le suicide de son arrière-grand-père, écrivain amateur, mort soi-disant de maladie pulmonaire à cause de la cigarette. J’avais tellement bien intégré qu’il ne fallait jamais plus parler de ce suicide que, inconsciemment, je n’ai jamais dit la vérité à mon fils. De ce mystère tenu secret, il en a pourtant fait une problématique angoissante comme si quelque chose d’inavouable ou de dramatique planait dans l’ombre du grand-père. Il a donc cherché à savoir, et pendant vingt ans, il a réclamé régulièrement à ma mère les écrits du grand-père. Elle les cachait comme quelque chose d’inavouable et cela contribua à exacerber l’imagination de mon fils Brice comme un fardeau lourd de conséquences. En fait, ma mère tenait absolument à conserver ses souffrances émotionnelles pour elle, et elle sut s’en nourrir jusqu’à ce que la maladie d’Alzheimer lui mange le cerveau complètement. Sans jamais se douter qu’elle pouvait transmettre en héritage à sa descendance les conséquences dramatiques d’un deuil non intégré.

J’ai vécu dans l’angoisse de perdre cet enfant (Pierre, le père de Géraldine) à cause des problèmes broncho-pulmonaire récurrents dont il a souffert. Plus tard, il a toujours eu des problèmes à la gorge. Je ne peux m’empêcher de faire le lien avec la pendaison et le mensonge propagé pour cacher le suicide. Prenant conscience de tout ça, je fonce donc chez ma mère et je lui démonte la maison tant que je n’ai pas eu trouvé ces fameux écrits. J’y ai découvert la lettre que mon grand-père avait laissée avant de se pendre. Je l’ai encadrée et exposée sur le mur de mon bureau. A partir de là, j’ai pu faire le deuil de mon grand-père maternel 38 ans après sa mort. Les conséquences de ce deuil enfin intégré ont libéré des choses étonnantes qui sont devenues exponentielles.

Après avoir pleuré pendant deux jours, je me suis sentie dégagée d’une lourdeur inqualifiable, j’ai eu aussi besoin de donner libre court aux idées bizarres qui m’arrivaient soudain. Je suis donc partie dans le village d’origine de ma mère et de ses parents et j’ai repris contact avec des cousines que je n’avais plus revues depuis 30 ans. Je leur ai parlé librement de ma petite fille, autiste asperger, avec fierté et admiration devant les dessins étonnants qu’elle faisait et je leurs ai montré des photos. Mes cousines osèrent s’étonner ouvertement de n’avoir jamais été informées par ma mère, de l’existence même de Géraldine. C’est alors que j’ai pris conscience que ma mère était issue d’un village où, dans l’ancien temps, les enfants handicapés, on les cachait honteusement. Donc silence radio jusqu’à ce que je change de fréquence et que j’aille claironner l’existence de ma petite fille handicapée comme pour me ré-approprier mon histoire et celle de ma descendance. Les choses étaient enfin à leur place en ce qui me concernait mais ce n’était pas fini et l’intégration du deuil de mon grand-père a fait des ricochets.

Quelques jours seulement après ma prise de conscience, mon second fils Pierre (27 ans) qui était né dix ans après son frère et par conséquent 10 ans après le suicide de son arrière-grand-père, vient me voir et, contre toute attente, me parle pour la première fois de ce suicide passé sous silence. Il me confia qu’il aurait aimé lire la lettre laissée avant la pendaison car il se pose beaucoup de questions. Alors qu’il n’était au courant de rien concernant ma démarche, il fut très étonné quand je lui ai présenté la lettre encadrée que je venais tout juste de récupérer. Il s’était lui aussi imaginé, comme son frère, y trouver une révélation inavouable, honteuse et dramatique stigmatisant la famille. Il s’agissait seulement d’une émouvante lettre d’adieu pour raisons de souffrances physiques et morales. Le traumatisme, sans aucun doute, fut transmis par les charges émotionnelles des non-dits et des mensonge.

En travaillant à éclaircir ma lignée familiale, je venais de désamorcer quelque chose d’angoissant chez mes deux fils. Il restait Géraldine. Je téléphone donc à sa maman en lui faisant part de mes recherches et lui demande s’il n’y aurait pas eu par hasard, des deuils difficiles à faire du côté de sa lignée familiale à elle. Elle me confie le décès, à trois ans, du frère aîné de son père, (lui-même n’étant pas encore né à cette époque). Cet enfant s’appelait Aimé. J’ai réagi tout de suite car le frère aîné de mon père à moi, s’appelait également Aimé, et il était mort à 20 ans. Comment peut-on arriver à faire le deuil d’un enfant? Combien de charges émotionnelles non intégrées par nos grands-mères nous furent laissées en héritage? Je fais donc part de mes impressions à Virginie, la maman de Géraldine, quand celle-ci me dit subitement que Géraldine est en train de dessiner car elle prépare l’illustration d’un conte qui lui a été commandé par un chanteur-compositeur. Il s’agit de l’histoire d’un petit garçon qui s’appelle justement Aimé et qui doit arriver à se transformer en quelqu’un d’autre…

En recherchant un squelette dans un placard, je venais de découvrir un cimetière d’éléphants. Les Grandes Guerres étaient passées par là mais Géraldine m’avait précédé dans le nettoyage de la crypte. Des synchronicités étonnantes semblent continuer à se mettre en place toutes seules pour révéler un sens à l’Histoire. Je continue mon exploration en souhaitant de tout cœur que Géraldine puisse bénéficier d’un retour édificateur.

Durant les six mois qui ont suivi cet épisode, des prises de conscience n’ont cessé d’affluer en moi et le comportement erroné que j’avais envers mes enfants m’est apparu: mon implication trop forte dans le handicap de Géraldine et du couple de ses parents n’était pas juste. Je faisais tampon dans les conflits, une façon inconsciente d’essayer de réparer ma propre enfance et la mésentente de mes parents. Une prise de distance m’est alors apparue nécessaire; je ne pouvais gérer que ce qui m’incombait. Je me sens aujourd’hui dans une position beaucoup plus confortable comme si quelque chose avait fait sens et était donc devenu acceptable.

Pascale, novembre 2013.

Références

Thierry Gaillard, "L'intégration transgénérationnelle", ecodition, 2014, Genève.

Premier chapitre disponible ici