Un article de Barbara Mourin publié le 23 juin 2016

Chaque jour, depuis maintenant plus d’une année, nous voyons, entendons, par tous les canaux médiatiques existants, des centaines, des milliers de personnes qui, par colonnes entières, fuient la barbarie et l’anéantissement dans leur terre d’origine.

Les photographies, films, fonds sonores, témoignent de terribles souffrances: celle de quitter sa terre en laissant parfois derrière soi une partie des siens, celle de la violence et de la dureté du voyage, celle des souvenirs de mort et de destruction que tous ces êtres humains laissent derrière eux mais qui encombrent leur mémoire et les pousse sur les chemins périlleux de l’exil.

Avec, au bout de ce chemin, un espoir bien légitime: rejoindre un ailleurs pour ne pas mourir ici. Cet ailleurs, c’est l’Europe… et à l’arrivée, trop souvent, la fin des illusions.

Mon propos n’est pas ici de dénoncer le traitement inhumain que nos nations démocratiques infligent à tous ces hommes, femmes et enfants ; d’autres le font bien mieux que moi, et je souscris bien entendu à leur analyse et leur légitime révolte. Ma question est plutôt qu’allons-nous transmettre de ce moment de l’Histoire ? et quelle histoire familiale sera transmise par leurs familles aux descendants de ces hommes et femmes qui fuient l’horreur, pour en trouver une autre à nos portes ?

Au sujet de l’amnésie historique, l’Europe, si elle garde le silence sur ce qui se joue aujourd’hui, n’en sera pas à son coup d’essai : l’histoire coloniale, l’histoire de l’immigration, l’histoire de la contribution des combattants issus des colonies aux deux conflits mondiaux sont absents des manuels scolaires et des grands récits historiques, ou, dans le meilleur des cas, réécrits dans un objectif de dédouanement face aux atrocités et injustices commises dans ces contextes historiques. Je ne citerai, à titre d’exemple, que la tentative d’inscription des bienfaits de la colonisation dans les manuels scolaires en France.

Un lien existe pourtant, entre ces étranges amnésies et la haine de l’Occident (1) d’une part et les mouvements de repli sur soi de descendants d’immigrés, notamment « post-coloniaux », d’autre part.

Dans ses recherches, Michel Halbwachs (2) se penche sur les effets d’événements violents et traumatisants à l’échelle de toute une communauté humaine : plus un événement est traumatisant pour une société, plus profondément celle-ci l’enfouit-elle dans sa mémoire. Un temps long est nécessaire pour que cet événement ressurgisse en tant qu’objet d’analyse possible et durant ce temps d’enfouissement, pas de travail de mémoire possible, le groupe social est désarmé face à cet événement qu’aucune catégorie préexistante de la pensée sociale ne permet de comprendre.

Les travaux d’Halbwachs permettraient de comprendre les comptes demandés par les ex-colonisés à leurs oppresseurs après de très longues périodes de silence, et ce bien longtemps après les périodes de décolonisation, pour peu qu’elles aient pris fin.

Qu’en est-il de la transmission de leur histoire auprès des descendants d’immigrés, que ces derniers soient issus des colonies, qu’ils aient combattu auprès des soldats européens contre le nazisme, ou encore qu’ils aient rejoint l’Europe sous couvert d’accord économiques bilatéraux ?

Tant dans les familles que dans les livres d’histoire, ces événements ne sont ni racontés ni transmis. Les raisons de ces silences, propres à chaque acteur concerné, ne seront pas évoquées ici. Je me pencherai sur les effets de ceux-ci.

Impossible d’oublier, impossible de se souvenir. Alice Cherki, psychanalyste

Si l’histoire d’une communauté n’est pas inscrite dans l’Histoire d’une société humaine, les souvenirs douloureux ne peuvent s’inscrire dans une mémoire collective reconnue et ils entravent l’affiliation à la société. Il est impossible d’archiver dans sa mémoire des événements dont on n’a pas pris connaissance. Mais si les faits ne sont pas transmis, les émotions et ressentis qui les accompagnent, eux, le sont, de génération en génération : c’est un point commun entre les descendants des soldats ou des travailleurs immigrés issus des colonies. Actuellement, l’histoire des faits qui concerne leurs ascendants, qu’ils soient liés aux conflits mondiaux, à la colonisation ou à l’immigration, est très peu racontée et circule peu ou pas dans les canaux de transmission de l’Histoire, notamment via les manuels scolaires et plus précisément les contenus des programmes d’histoire. Rares sont les élèves qui sortent de l’enseignement secondaire en connaissant l’histoire multiculturelle de la Belgique. Or, il est nécessaire, pour tous ces citoyens, de trouver la bonne distance entre communauté d’origine et place dans la société, de permettre l’installation d’une « distance critique », autant du côté des origines que de celui de la société dans laquelle ils vivent et dont ils font partie.

Une restauration de la circulation de ces faits historiques permettrait immanquablement la construction de cette bonne distance, comme le souligne Benjamin Stora (3). Docteur en Histoire, il identifie trois matériaux qui permettent le travail historique : les documents et les sources écrites, la mémoire et la source orale et plus récemment les images. Le statut de la mémoire fait débat dans le monde des historiens, celle-ci n’est pas considérée par tous comme source scientifique valide.

Pourtant, dit B. Stora, le travail historique de la mémoire est irremplaçable, surtout dans les situations de cataclysmes, de catastrophes, de ruptures, de deuils, d’arrachements et même de silence. Mais il y a encore des histoires qui continuent à être faites à partir des sources (…) et qui continuent à se méfier absolument de la parole des victimes. (4) Cette méfiance s’explique, toujours selon ce chercheur, par le statut de la parole dans la construction de l’Histoire, qui ne peut se faire sans entendre tous les protagonistes d’un fait historique. Pour illustrer son propos, il évoque la loi du 23 février 2005 en France (loi reconnaissant le rôle positif de la colonisation) : Ce qui m’a le plus intéressé, c’est que la France fait une loi sur la question coloniale sans se donner la peine d’entendre la parole de l’autre. C’est si bien la colonisation ? Et bien, qu’en pensent les anciens colonisés ? C’est incroyable d’écrire une histoire qui concerne tout le monde : les blancs, les noirs, les colonisés, les « anti-colonisés »… comment écrire cette histoire-là en écoutant qu’une seule parole ? (5)

L’hypothèse de B. Stora est que cette écriture et ce récit officiels de l’Histoire empêchent la prise en compte de l’autre, par le déni de sa parole. Comme si la « vérité historique » des faits n’était contenue que dans une seule version, qui invalide les mémoires qui souffrent, qui sont blessées, alors qu’elles détiennent aussi une partie de la vérité historique et disent aussi une forme d’authenticité. Pour construire une vraie Histoire officielle et collective, toutes les mémoires doivent être incluses et trouver leur place dans le récit officiel, sans pour autant tomber dans le piège de la tyrannie de la mémoire.

Ne pas y œuvrer, c’est prendre le risque de voir un jour se réveiller une mémoire révoltée, habitée par des sentiments d’injustice et d’exclusion. Le rôle de l’historien, toujours selon B. Stora, consiste à faire bouger les choses aux niveaux de la connaissance et de la reconnaissance, de faire changer les choses dans la société.

La transmission des événements cachés ou oubliés de l’Histoire officielle qui concerne les descendants des migrants est essentielle, et se trouve aujourd’hui au cœur d’un double silence. Elle est coincée entre une absence de transmission officielle et un silence, une absence d’histoire dans les récits familiaux.

Les pères des années 80, descendants de ces combattants et des immigrés qui ont contribué à la construction de l’Europe, n’ont pas reçu grand-chose en héritage : absence de transmission du côté de leurs pères réels et silence dans la transmission de l’Histoire de la société dans laquelle ils vivent et sont nés, pour la plupart.

Que voulez-vous qu’ils transmettent à leur tour ? Ces enfants d’aujourd’hui ont été dans une double absence de transmission, à la fois de l’école et de la France, et à la fois du point de vue de ce qui a été leur héritage familial, personnel intime (…) Donc, il y a un sentiment de vide. (6)

Alice Cherki nomme enfants de l’actuel les descendants des immigrés algériens, issus d’anciennes colonies françaises. En rupture de filiation, les silences qui occultent la transmission de leur histoire familiale auxquels s’ajoutent les multiples violences symboliques qu’ils subissent ne leur permettent ni de s’inscrire dans la société, ni de se construire comme sujets. Toutes celles et ceux qui ont la haine, dans une grande souffrance psychique, en raison de ces silences sur leur histoire et de discriminations multiples qu’ils subissent.

Les descendants des migrants d’aujourd’hui, dont l’histoire est empreinte d’une telle inhumanité que leur récit migratoire familial risque d’être lui aussi impossible à dire, seront-ils les enfants de l’actuel de la prochaine génération ? Assistons-nous à la création d’une crypte au sens que donne la psychogénéalogie  à ce concept?

Le travail des cliniciens, qu’ils soient du social, de l’éducatif ou du psychothérapeutique doit  permettre de réinscrire ces faits dans un fil historique nommé, assumé et reconnu.

Une situation clinique

Une situation clinique récente, que je me propose de partager ici, a fait naitre en moi une urgence à écrire au sujet  d’une réflexion que je porte depuis de longues années, en raison de ma pratique  auprès de patients et de familles migrantes.

Depuis toujours, la question de la transmission et des entraves à celle-ci liées à l’événement majeur que constitue une migration est au cœur de la parole de tous mes patients : quel sera le devenir de leur culture ? Que vont-ils pouvoir dire, à leurs enfants, de ce qui les a conduits sur les routes de l’exil ? Que vont-ils pouvoir transmettre de leur « patrimoine invisible » à leurs descendants ? Et surtout, qui seront ces enfants, leurs enfants, nés dans un ailleurs culturel et social, dans lesquels ils ont tant de mal à se reconnaître et trouver leur place?

Ma brève rencontre avec Sara (7)

C’est à la demande d’une structure d’accompagnement de la petite enfance que je vais faire la connaissance de Sara, alors âgée de 7-8 semaines, et de sa maman, une jeune syrienne d’une bonne vingtaine d’années. Sara a une grand sœur âgée de 3 ans, Aseel.

L’intervenante socio-sanitaire qui m’a contactée souhaitait un éclaircissement suite à un constat qui l’a beaucoup inquiétée.

Lors d’un banal examen de santé, elle a constaté une série de petites brûlures circulaires, symétriques, le long de la colonne vertébrale du bébé.

Alarmée par ce constat, elle a questionné la maman sur l’origine de ces brûlures, celle-ci lui a expliqué que c’est une pratique traditionnelle utilisée en Syrie lorsqu’un bébé pleure beaucoup : on plonge un dé à coudre dans l’eau bouillante, que l’on applique ensuite sur le dos de l’enfant, en des endroits bien précis. Aseel, la sœur aînée de Sara, pleurait beaucoup elle aussi, et l’application de ce traitement, en Syrie, s’est révélée efficace.

La demande que m’adresse la professionnelle consiste à valider (ou invalider) l’explication  apportée par la maman, ce dont je suis totalement incapable, n’étant en aucun cas une encyclopédie vivante des pratiques et traditions culturelles à travers le monde !

Le désarroi et l’inquiétude sont perceptible dans le ton de la voix de mon interlocutrice, notre entretien se déroulant par téléphone.

Je lui propose de me rendre à une consultation médicale pour rencontrer Sara et sa maman, afin d’entendre cette dernière sur ce qui a conduit à poser cet acte : Sara est un bébé qui pleurait beaucoup.

J’arrive la première à la consultation, où je précède de peu l’interprète qui me permettra de communiquer avec la maman de Sara, qui arrive peu de temps après, accompagnée d’une amie. Sara est dans les bras de sa maman.

Après quelques minutes d’attente, nous sommes accueillis dans un petit local, où trois personnes sont déjà présentes : l’intervenante qui m’a contactée et ses deux supérieures hiérarchiques.

L’inquiétude suscitée par la découverte des brûlures sur le corps d’une si petite fille explique cette présence en nombre de représentantes de la structure, dont l’une est convoquée lorsqu’un soupçon de maltraitance pèse sur une situation familiale.

La situation est grave.

Je m’adresse directement à la maman, par l’intermédiaire de l’interprète, en lui proposant un tour de table qui permettra  à chacun de se présenter : quatre femmes et un homme (l’interprète). A leur tour, la maman de Sara et son amie se présentent à nous.

Un « trialogue » s’engage entre la maman de Sara, l’interprète et moi.

Les questions tournent autour de l’histoire de Sara, la découverte de la grossesse sur le chemin de l’exil, entamé il y a presque deux années, lorsqu’ Aseel n’avait que 18 mois.

Un très long et périlleux voyage, qui s’est finalement terminé dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile de Wallonie Picarde.

Les circonstances de la naissance de Sara sont elles aussi brutales et traumatisantes : lors d’un examen médical, à 8 mois de grossesse, la famille à peine arrivée, une souffrance fœtale grave est diagnostiquée et il a fallu procéder à une césarienne en urgence.

La maman parle et s’anime.

La petite Sara a-t-elle déjà entendu, dans sa langue, raconter son histoire ? Cette question me traverse l’esprit.

Nous ne parlerons pas immédiatement des brûlures de Sara, mais plus volontiers de ses pleurs : tout comme sa sœur Aseel, Sara a beaucoup pleuré tout bébé, mais ses parents n’étaient peut-être pas en mesure d’assurer le besoin légitime d’apaisement de leur tout petit enfant, eux-mêmes absorbés par l’impérative nécessité de surmonter ce qu’ils ont été amenés à vivre.

Notre entretien est très riche, nous parlons de donner la vie, envers et contre tout, et cette jeune mère sait de quoi elle parle.

Nous évoquons la difficulté de mettre au monde son enfant seule, loin des siens.

Je demande à sa maman si je peux prendre Sara dans mes bras, ce qu’elle accepte en souriant : Sara est une petite fille joufflue à la chevelure ébène, qui me gratifie d’un sourire lumineux accompagné d’un gazouillis irrésistible.

Je félicite cette maman pour sa jolie petite fille.

Notre conversation, très profonde, est interrompue par l’une de nos hôtes, qui souhaite demander à madame (par l’intermédiaire de l’interprète) si elle a conscience d’avoir maltraité sa fille… question qui nous semble un peu brutale, à l’interprète et à moi-même, mais qu’il est contraint de traduire.

La réponse  à cette question a signé la fin de la rencontre.

Madame a simplement répondu que jamais, elle ne ferait de mal à ses enfants et que si nous n’avions plus besoin d’elle, elle souhaitait aller chercher Aseel à l’école.

Cette rencontre n’a pas permis d’apaiser les craintes bien compréhensibles  de nos interlocutrices, et  j’ai le désagréable sentiment d’apparaître comme celle qui prend à la légère une situation réellement inquiétante.

Or, à mon sens, il est trop tôt pour prendre une décision qui pourtant, ne tardera pas à venir : un signalement de la situation auprès des instances d’aide à la jeunesse.

Je crains sincèrement un renforcement des malentendus, qui conduiront à des crispations, de part et d’autre.

D’une part, une institution qui ne peut se permettre de prendre le risque d’exposer un enfant à un risque de violence et d’autre part des parents migrants qui se voient soupçonnés d’être maltraitants.

Le questionnement de l’inquiétude institutionnelle n’a pas été possible, il aurait pourtant peut être permis d’ouvrir une troisième voie, plus inclusive envers les représentations et le vécu de la famille.

Je mesure, une fois de plus, à quel point il est difficile de faire entendre et comprendre qu’il n’est question ni de nier une différence culturelle, ni d’en faire le déterminant d’une  essence immuable, mais bien de faire le pari de la négociation, dans le dialogue et l’enrichissement mutuel.

Pour y parvenir, un préalable est indispensable et indiscutable : la validation et la reconnaissance des potentialités et compétences de l’Autre culturel.

Il ne m’a pas été possible, lors de ma rencontre avec Sara et sa mère, de faire entendre aux représentantes de l’institution la nécessité de donner un espace au déploiement du récit familial.

Mon propos n’est pas d’invalider l’hypothèse de la maltraitance, mais plutôt de proposer de décaler le propos : et si on acceptait de se dire que, si les parents pouvaient déposer, faire entendre et reconnaître ce qu’ils vivent, les relations et interactions parents-enfants seront plus apaisées ?

Faire entendre ce qu’ils vivent, dans un double objectif : les soutenir dans la convocation de leurs compétences parentales, trop souvent invalidées en contexte interculturel, et reconnaître la violence et l’inhumanité de ce qu’ils ont vécu, en vue de la restauration de leur propre humanité.

Raconter, comme le dit Marie-Rose Moro, pour transmettre, s’enraciner : pourtant, la vie ébréchée, par trop d’événements et par trop de solitude, échoue parfois à se raconter elle-même, d’où la nécessité d’être attentifs aux possibilités mêmes de récit, pour que la vie soit transmise malgré tout, qu’elle ne se fige pas avec ses cryptes, ses non-sens. Car si dire et transmettre ne sont pas superposables, surtout lorsqu’un événement traumatique vient figer le souvenir, la parole, l’affect même, il importe cependant de créer les conditions de la reconnaissance de l’identité, de la singularité et de la liberté de chacun, pour que la transmission interne soit possible-transmission entre les générations. (8)

Si chaque enfant naît dans un berceau culturel, celui qui, venu d’ailleurs, va naître ici, a besoin de « passeurs » qui lui permettront, ainsi qu’à ses parents, de trouver sa juste place dans un entre deux, à la croisée des chemins d’un monde nouveau, dont il sera l’un des bâtisseurs.

C’est bien là que revient, comme une litanie, mon questionnement : comment faire pour qu’une crypte ne naisse pas ?

En nous appuyant sur les effets négatifs et attestés  des silences historiques passés, est-il possible de  ne pas faire de ces enfants de migrants une nouvelle génération d’enfants de l’actuel ?

L'accompagnement des familles migrantes dans leur nouvel environnement culturel est indispensable.

À un niveau collectif et social, il est maintenant évident qu’il faut se démarquer de cette pratique des amnésies de l’histoire :

S’en tenir de nos jours à une conception du sujet, antihistorique, atemporel, n’émergeant que sur fond d’absence et pris tout entier dans la parole ou nécessairement lié à la représentation verbale est une violence inouïe faite à ce sujet. Violence inouïe car, dans certaines situations historiques, collectives ou singulières, les représentations verbales en circulation n’offrent pas au sujet ce qui pourrait faire lien avec ses propres traces mnésiques, le condamnant à un impossible dire ou à un dire qui, au lieu d’ouvrir à une expression de la subjectivité singulière, opère des effets de censure, d’exclusion de sa mémoire ou de sa possible mémoire. (9)

Sur le plan du travail clinique, l’accompagnement des familles migrantes dans leur nouvel environnement culturel est indispensable.

Comme l’a démontré Marie-Rose Moro dans ses nombreux travaux, si une migration n’est pas systématiquement traumatique, elle l’est potentiellement ; le défi à relever consister à soutenir les parents dans le difficile travail de transmission auprès de leurs enfants, en s’appuyant sur les ressources que leur culture met à leur disposition :

La culture met à la disposition du sujet, en toutes circonstances, une grille de lecture du monde, mouvante et souple, mais toujours présente quoique parfois en danger d’effacement ou de non contenance dans des situations de rupture comme dans certaines migrations particulièrement traumatiques. (10)

Le travail clinique peut soutenir, par la reconnaissance des potentialités des parents, une transmission fluide :

Le passage d’un monde à l’autre par la migration est avant tout un défi pour le migrant, il doit faire l’expérience du non-sens, il doit pouvoir traverser ce non-sens, au minimum le traverser et survivre, au mieux il doit trouver dans cette expérience de soi les forces de la créativité pour que les générations qui viennent, après la migration, puissent poursuivre un chemin apaisé.(11)

Un projet de recherche

À la croisée des chemins entre enjeu collectif (et social) et accompagnement individuel, je souhaite ouvrir un champ de recherche au départ des interactions précoces entre parents et nouveau-nés. Si celles-ci sont soutenues, en contexte migratoire, dans un cadre validant les référents culturels parentaux, la transmission de génération en sera-t-elle améliorée ? À ce soutien précoce, s’ajoute l’accompagnement au récit de l’histoire migratoire : donner la possibilité de dire, reconnaître et transmettre l’histoire migratoire permettrait-elle d’inscrire les descendants de migrants dans une affiliation sociale et d’advenir en tant que sujets ?

L’apport des sciences humaines les sciences humaines à ce projet de recherche est multiple :

  • La psychogénéalogie, par son objet d’étude et la reconnaissance de l’effet sur leurs descendants du vécu des personnes traumatisées: ils sont, à leur insu, porteurs de l’histoire oubliée de leur ancêtre sous forme de « crypte et de fantôme », de « missions » ou de contrats, au service de l’équilibre du système et au détriment de leur marge de manœuvre (12).

  • Les recherches en clinique transculturelle, par la place qu’elles accordent aux référents culturels et à la langue maternelle des patients, à la langue maternelle et par la prise en compte des effets de la migration sur le psychisme individuel et les sur interactions entre membres d’une famille.

  • L’Histoire, par le d’affiliation sociale qu’elle peut jouer dans l’inscription officielle du vécu d’un groupe social, ethnique ou culturel.

Au-delà du bénéfice individuel et familial pour les premiers concernés et de répondre aux enjeux d’intégration de nouveaux citoyens à l’échelle d’une société.

Parvenir à impulser un changement dans l’approche et l’accompagnement des familles migrantes génère un bénéfice qui dépasse ces premiers concernés : c’est la société dans son ensemble, par la réelle affiliation de nouveaux citoyens,  qui en sortirait grandie.

Notes

[1] En référence au livre de Jean ZIEGLER (2008), La haine de l’occident, Albin Michel
[2] Michel HALBWACHS (1925), Les cadres sociaux de la mémoire, PUF
[3] Benjamin Stora est professeur d’Histoire du Maghreb à l’Institut national des langues et civilisations orientales, Docteur en Sciences Sociales et Docteur d’Etat en Histoire. Il est le fondateur et le responsable scientifique de l’Institut Maghreb-Europe.
[4] Interview de B. Stora, Revue Transculturelle l’Autre, 2007, vol.8 n°1, p. 15
[5] Ibid. p. 16
[6] Ibid. p. 23
[7] Les prénoms sont bien entendu des prénoms d’emprunt, choisis parmi des prénoms féminins syriens répandus …
[8] Marie-Rose MORO (2002), Enfants d’ici venus d’ailleurs, Hachette Littératures.
[9] Alice CHERKI (2006), La frontière invisible. Violences de l’immigration, éditions des crépuscules
[10] Marie-Rose MORO (1994), Parents en exil, psychopathologie et migrations, PUF
[11] Thierry BAUBET, Marie-Rose MORO (2003), Psychiatrie et migrations, Ed. Masson.
[12] Texte extrait de la page d’accueil du site http://www.geneapsy.net

Voir aussi

L'auteur

Barbara Mourin

Barbara Mourin

thérapeute (analyse transgénérationnelle et transculturelle)

Formée à la clinique interculturelle (Université Paris 13 ), je suis clinicienne depuis 2008 . Je suis également formée à l'analyse transgénérationnelle (Institut Généapsy). Si ma pratique clinique s'adressait initialement aux personnes exilées, aujourd'hui j'accompagne toute personne adulte, descendante ou non de migrants. Les apports de l'analyse transculturelle et de l'analyse transgénérationnelle enrichissent et caractérisent ma pratique thérapeutique.

Commentaires

 
Commentaire de Xavier Lepinet

Publié le 30 mars 2016

Merci beaucoup pour cet article. Mais permettez-moi de faire remarquer que cet article ne regarde que le petit bout de la lorgnette de la "culpabilité" occidentale et manque singulièrement d'envergure, sur toutes les autres causes, raisons, traumatismes qui ont émaillé l'histoire longue et récente. Si je ne veux pas sous-estimer les ravages de la colonisation, il ne faut pas oublier non plus ses aspects moins négatifs (hausse de la démographie) et les raisons qui l'ont justifiée (les barbaresques qui ont pillé la Méditerranéenne pendant des siècles, ça ne rappelle généralement rien à personne, sans même évoquer les batailles incessantes contre les armées musulmanes aux XVIIe/XVIe, je vous épargne les croisades, pas aussi caricaturales qu'on le raconte). Evidemment, il est compliqué de dire que tout le monde a une part de responsabilité dans ces histoires. Mais c'est pourtant le cas.

Par ailleurs, à se focaliser sur sa douleur, on en oublie complétement celles, non moins importantes d'autres communautés. Ainsi, un ordre chrétien a été fondé par des chrétiens pour racheter des prisonniers aux musulmans. Cela fait 800 ans qu'il est en activité. Si les musulmans n'ont pas à se sentir responsables de ce que font les plus extrémistes d'entre eux, pourquoi les occidentaux devraient-ils se sentir responsables de ce qu'ont fait leurs ainés ou d'autres appartenant à la même aire civilisationnelle ?

Bref, cet article pointe beaucoup trop du doigt la soi-disante responsabilité occidentale et oublie complètement les tensions extrêmement complexes qui déchirent le Moyen Orient. Par exemple, la difficulté dans l'accueil des migrants me semble moins pertinent, et moins facteur de création de "crypte" que la tension chiite/sunnite qui divise toute la région. La mixité culturelle voulue par certains oublie complètement que les traumatismes entre les peuples sont historiquement nombreux et ne peuvent se résoudre par une déclaration de vivre-ensemble non suivie d'effets.

C'était le sens que la République, en France, avait donné à l'intégration qui permettait, malgré son caractère contraignant, de créer une unité loin d'être artificielle (qui n'a pas été mise en place, mais je ne suis pas spécialiste, en Belgique). Or, sous prétexte de respect des cultures, des peuples et des identités, la République française a renoncé à cette intégration.

Bref, oui, il est possible que nous soyons en train de créer, chez les enfants des migrants que nous accueillons bien mal, des traumatismes susceptibles de conduire à des chemins menant, dans quelques décennies, à des faits de terrorisme. Mais peut-être faut-il réfléchir au principe de cet accueil, au lieu de mettre directement la responsabilité sur les occidentaux ? Un pays ne peut pas se permettre d'accueillir en trop grand nombre des populations culturellement trop différentes de lui sous peine de devoir subir des problèmes d'envergure difficilement maitrisables.

 
Commentaire de Anne BLANQUART

Publié le 31 mars 2016

Les intervenants et interventions sur Geneasens sont toujours passionnantes mais celle-ci l'est particulièrement.

On sait les dégâts que peuvent créer une migration forcée due à la guerre (pogrom, génocide, famine, etc..) et les “mémoires” que cela laisse dans toutes les générations suivantes (guerre d’Algérie et les pieds noirs, pour nommer que ceux-là) Qu’est ce que cela va réserver au monde occidental ! Regardons ce que cela provoque aujourd’hui au USA avec les migrants européens et le génocide améridien.

Nous nous préparons des lendemains qui ne vont pas chanter. Il est le temps de prendre des forces intérieures et avoir l’espoir que la lumière vaincra.

 
Commentaire de Maryse Mazeres

Publié le 03 avril 2016

Merci pour l'analyse, mais :

Plutôt que de parler toujours des victimes, pour lesquelles on ne peut pas grand chose, j'ai toujours envie de parler des bourreaux, ceux là, c'est plus simple, en tout cas, plus clair quand à la responsabilité, mais il faut un peu de courage pour se tourner vers eux. A chaque fois qu'on parle des harcèlements divers, on se demande comment protéger les victimes, on se demande ce qu'elles ressentent, mais jamais on ne va à la cause, empêcher les bourreaux de nuir, pourquoi ils nuisent???( dans les bouquins, des chercheurs parlent de leurs études, mais on n'en parle quasiment pas dans les médias) si on trouvait la solution, il n'y aurait plus de victimes, Enfin, c'est un peu schématiquement exprimé, mais l'idée me parait inexploitée.

C'est à différents niveaux. Qui provoque les émigrations? les guerres, les guerres, c'est très simple, ce sont les industries soutenues par les états, par des ministres qui n'ont pas le courage de dire stop, on change de politique, et les gens qui travaillent dans les usines, c'est ce qui dirige le monde, il faut de l'instabilité pour diriger les peuples, et il faut des très riches, qui tiennent les rennes du monde.

J'ai plutôt envie de vous demander d'étudier, quel est le souci transgénérationnel de ces gens,les bourreaux, en commençant par les donneurs d'ordre, en haut? J'avais une amie d'adolescence, perdue de vue alors qu'elle se lançait dans la couture avec un diplôme, qui, deux décennies plus tard travaillait dans l'armement parce que cela payait plus, j'ai rapidement clos l'échange que j'avais commencé, j'ai compris qu'on ne partageait plus rien d'important! Heureusement, j'ai aussi connu quelqu'un qui a quitté son job bien payé, quand il a su qu'il travaillait pour l'armement (électronique).

Je pense que ce n'est pas la circonstance qui fait le traumatisme, mais le bagage de l'individu, la culture du peuple, et la cause du traumatisme. On voit bien que la résilience existe dans des situations tellement terribles, et d'autres humains trainent des bagages bien moins lourds, plus douloureusement. Je pense que le passé colonial, vies d'humiliations successives, sans être dramatiques sont sans doute plus lourdes pour l'avenir, que les traumatismes indicibles? Les climats religieux, les civilisations s'adaptent plus ou moins à de nouvelles vies, suivant ce qu'elles sont? On voit bien, tous ces arméniens et autres asiatique, qui ont si bien réussi en France alors que les circonstances étaient terribles qui les ont fait fuir!

Bonne réflexion.

 
Commentaire de Barbara Mourin

Publié le 23 juin 2016

Il y a quelques semaines, à la demande de Pierre Ramaut, j’ai rédigé un texte pour le site Généasens. Le fracas meurtrier des attentats de Bruxelles le 22 mars 2016 a précédé de peu la publication de ce premier article…

Après sa publication, ma réflexion a déclenché un certain nombre de réactions qui m’incitent à reprendre le chemin de l’écriture, poussée par un désir de répondre à ce qui, à mes oreilles, sonne aussi comme une sorte de fracas, ni meurtrier, ni anéantissant, mais néanmoins violent, d’une certaine manière.

À celles et ceux qui ont été touchés par mon texte et aimé mon propos, merci : ils m’encouragent à poursuivre dans la voie difficile du dévoilement de soi par l’écriture.

À mes détracteurs, aux sceptiques voire aux réfractaires, merci : ils me poussent à revoir ou préciser mon propos, qui ne consiste, en aucun cas, à tenter de convaincre ou rallier à une cause, quelle qu’elle soit. Il n’est que le reflet d’une pensée vivante, sans cesse en construction, qui ne peut que sortir transformée de l’exposition aux lecteurs qui prennent le temps de mettre en mots ce que mon texte a déclenché en eux. Je ne cherche qu’à dire ce qui me semble juste du monde dans lequel je vis. Nullement, j’insiste, à convaincre.

Ce qui m’importe, c’est l’espace, l’entre-deux qui permet au débat d’exister. Je ne chercherai donc pas à développer des arguments supplémentaires pour étayer mon propos et convaincre celles et ceux qui ne partagent pas mon analyse; mais plutôt à préciser ma pensée et affiner ma réflexion, étant plus attentive à la crainte d’être mal comprise qu’à la déception de ne pas faire changer de point de vue mes détracteurs.

Un premier élément, sur lequel il me semble important de revenir, est la notion de responsabilité.

Contextualisée dans le cadre du contentieux historique qui entoure la colonisation, la responsabilité à laquelle j’appelle les Etats ex-colonisateurs n’exprime en rien la volonté d’entretenir la culpabilité d’une part et une position victimaire d’autre part. Je tente simplement d’ouvrir un questionnement : est-il envisageable de quitter une position de victime, qu’elle soit individuelle ou portée collectivement, tant que le préjudice subi n’est pas reconnu ?

Les Etats ex-colonisateurs, puisqu’ils ne sont reconnus coupables d’aucun crime devant aucun tribunal (du moins à ma connaissance) ne peuvent « purger de peine » ni leurs victimes obtenir réparation. Par contre, reconnaître la responsabilité de faits commis antérieurement, au nom de ces mêmes Etats, signifierait la mise en marche un processus de réparation symbolique envers les peuples dont les ascendants ont subi des violences et des injustices graves.

Bien entendu, je ne suis pas responsable des faits commis par mes aïeuls partis faire fortune au Congo, tout comme l’Etat belge n’a pas à endosser la même responsabilité à l’échelle nationale. Cependant, dans le contexte actuel, le silence qui entoure ces faits historiques n’est pas neutre: il ne permet pas, à mon sens, le déploiement d’un devenir commun, co-construit et partagé. Et lorsque ce silence est brisé, comme ce fut le cas récemment par Mr Louis Michel, il minimise les méfaits de la colonisation au nom de l’œuvre civilisatrice. C’est là que j’identifie une forme de violence, symbolique mais efficiente, qui prend la place d’une domination physique et territoriale passée.

Mon trouble tient également au mutisme auquel sont contraints celles et ceux qui ont subi la colonisation et dont certains descendants subissent aujourd’hui des discriminations. Les conséquences contemporaines de l’héritage colonial sur la construction identitaire ont été décrits, notamment, par deux autres historiens, Pap Ndiaye et Achille Mbembe : être noir, encore aujourd’hui, c’est faire l’expérience d’une infériorisation. Etre noir, c’est être un nègre… À l’inverse, être blanc ne s’éprouve pas. Etre blanc, c’est être.

Le très beau film de la réalisatrice française Isabelle Boni-Claverie montre avec une grande sensibilité à quel point l’histoire coloniale conditionne encore aujourd’hui le regard que pose la France sur ses citoyens noirs. Depuis l’époque coloniale, des intellectuels tels que Frantz Fanon ont élevé la voix pour dénoncer les injustices et crimes commis au nom de la colonisation, mais leurs travaux restent encore aujourd’hui très peu diffusés.

Il y a pourtant urgence : notre époque vit le retour en force des lectures culturalistes et essentialistes des phénomènes sociaux : certaines religions seraient inintégrables, certaines communautés seraient par nature violentes, certaines cultures seraient, bien plus que la nôtre, dominatrice envers les femmes.

Les lectures sociologiques ou géopolitiques sont étrangement absentes de ces grilles d’analyses. Les discours médiatiques dominants, ainsi que certains discours politiques qui ont le vent en poupe, entretiennent ce que Raphaël Liogier nomme très justement le mythe de l’islamisation (Le mythe de l'islamisation: essai sur une obsession collective, Editions du Seuil en 2012) qui peu à peu opère la transition de l’islamophobie à l’islamoparanoïa. Si les musulmans, et par extension les arabes sont regardés comme des éléments menaçants, des « ennemis de l’intérieur », les noirs, quant à eux, peinent à se départir de représentations infériorisantes, héritages qui semble indélébile issu de l’idéologie pseudo-scientifique évolutionniste qui a servi à légitimer l’esclavage et la colonisation.

Ce climat, dans lequel nous baignons tous, impacte bien évidemment celles et ceux qui, parmi nos concitoyens, sont montrés du doigt. Comment vivent-ils ces stigmatisations ? Quel regard sur le monde, la société, leur pays transmettent-ils à leurs enfants ? Comment permettre aux siens d’ouvrir grand la porte de la maison quand le « monde du dehors » est à ce point hostile, méprisant et rejetant ? Telles sont les questions qui accompagnent quotidiennement ma pratique clinique, dans une tentative d’articuler construction subjective dans un processus d’individuation et contexte socio-politique.

La psychiatrie est politique, a dit Franz Fanon, alors qu’il a renoncé à soigner des patients algériens dont les troubles n’étaient rien d’autre, selon son analyse, que l’expression, dans le corps, de la domination coloniale subie.

Enfin, pour conclure, j’emprunte cette très belle formule au sociologue Saïd Bouamama : "La mémoire est aux peuples ce que la psychanalyse est aux individus.

Il existe un parallélisme entre inconscient individuel et collectif, la fonction de la mémoire est l’empêchement de la répétition névrotique ; le travail sur la mémoire va déterminer si demain, le regard posé sur l’Autre va permettre ou non la construction collective d’une société plus égalitaire, plus fraternelle et plus juste.

Ce travail sur la mémoire est politique et porteur d’enjeux pour l’avenir.

 
Commentaire de Marie-Madeleine Nyssens

Publié le 01 juillet 2016

Je vous remercie pour votre beau texte. J'y adhère profondément.

J'espère de tout cœur que nos politiciens pourront un jour entendre ce discours . Comment les toucher ? Comment faire en sorte qu'ils "prennent le temps" de la réflexion et qu'ils ouvrent les yeux sur la répétition?

 
Commentaire de Xavier Lepinet

Publié le 05 juillet 2016

Je crois que ces propos s'adressent, en partie, à ma personne. Alors, je ne sais pas où vous avez vu, en France (pour la Belgique, je ne sais pas), qu'on ne parlait pas de la colonisation vu qu'elle est évoquée régulièrement par tous les partis politiques. Dans les années 2000, il y a eu des polémiques animées à ce sujet.

Vous parlez de la violence symbolique dans l'oubli des méfaits de la colonisation. Vous avez raison, mais l'on peut douter que ça arrange quoi que ce soit. Par exemple, il ne semble pas que le Vietnam souhaite des excuses, alors que lui aussi a été colonisé par la France. A voir les deux contrées, toutes deux filles de la colonisation, il semble qu'il y ait davantage un sujet avec la culture arabo-musulmane.

Par ailleurs, n'oublions pas, s'il vous plait, les ravages des armées et razzias islamiques, qui ont justifié, terrorisé, construit au long des siècles, l'image de l'islam que vous déplorez aujourd'hui. Il n'est pas équilibré de ne pas citer cet aspect historique.

Bref, il semblerait que la résilience, la capacité de se souvenir ne se trouve que d'un seul côté, la décontextualisation, source de toutes les injustices, faisant rage dans le débat.

Oui, la colonisation a été violente. Elle a eu des côtés positifs (comme l'accroissement démographique) mais également ses côtés sombres qu'il faut reconnaitre, vous avez raison.

« Les conséquences contemporaines de l’héritage colonial sur la construction identitaire ont été décrits, notamment, par deux autres historiens, Pap Ndiaye et Achille Mbembe : être noir, encore aujourd’hui, c’est faire l’expérience d’une infériorisation. » Vous oubliez un élément important : de quel espace parle-t-on ? Je peux comprendre qu'un noir se sente infériorisé dans les pays occidentaux, mais dans les pays africains, cela m'étonnerait quelque peu (quoi que les luttes ethniques sont très violentes et pourvoyeuses d'un racisme également très meurtrier). Peut-être voulez-vous dire dans les pays ex-colonisés ? C'est possible, je ne sais pas. Mais aussi choquant que cela puisse être en France, à partir du moment où la présence de personnes de couleur noire a été rare en France pendant plusieurs siècles, voire millénaires, il est normal que la perception soit négative pendant un long moment, avant de progressivement s'intégrer.

"Il y a pourtant urgence : notre époque vit le retour en force des lectures culturalistes et essentialistes des phénomènes sociaux : certaines religions seraient inintégrables, certaines communautés seraient par nature violentes, certaines cultures seraient, bien plus que la nôtre, dominatrice envers les femmes. Les lectures sociologiques ou géopolitiques sont étrangement absentes de ces grilles d’analyses."

Non, les lectures sociologiques ne sont pas absentes. Mais elles peinent à convaincre. A expliquer le terrorisme. A expliquer pourquoi la colonne vertébrale républicaine n'est plus le recours face à l'islam. La domination marxiste ne peut pas tout expliquer et tout intégrer, la dimension identitaire ne peut être oubliée. D'autant que déresponsabiliser les "dominés" n'est pas leur rendre service car cela oublie toutes les initiatives violentes de leur part. Enfin, il y a des différences entre civilisations, il serait temps de le reconnaitre au lieu de pratiquer un universalisme fusionnel et naïf. Impossible de dire que les occidentaux seraient tout aussi dominateurs envers les femmes (les grandes équivalences systématiques comme le patriarcat occidental qui ne serait pas vraiment distinct du patriarcat oriental trouvent ici leurs limites) que les hommes musulmans. Impossible de dire que l'islam serait facilement intégrable en occident quand la notion de distinction des pouvoirs est aussi compliquée à appréhender.

Bref, il ne s'agit pas d'essentialiser, mais d'ouvrir les yeux sur la réalité des identités, des phases distinctes des unes des autres que vivent les populations, que la domination marxiste et historique n'explique pas tout, que ces populations font également des choix adultes, et parfois, malheureusement, incompatibles avec les occidentaux. Que l'universalisme, malgré toutes ses bonnes intentions, est parfois nourri par trop de toute-puissance idéaliste.

Bref, votre mémoire, pour fidèle qu'elle soit, semble singulièrement hémiplégique sur la réalité des civilisations, des religions et des coutumes traditionnelles.

Les appels au vivre-ensemble, à la culpabilité occidentale, à l'universalisme naïf ne sont désormais plus pertinents.