Un article de Patricia Castet publié le 13 janvier 2024

En quoi l’analyse transgénérationnelle constitue-t-elle un mode opératoire efficient pour la résolution de problématiques en lien avec l’incapacité à faire couple ? L’approche offre l’avantage d’un champ d’exploration dépassant la biographie du sujet et d’outils de détection et d’interprétation des blocages et inhibitions permettant d’identifier la présence de fantômes d’ex à l’origine d’un syndrome de prince charmant. Or, cette idéalisation du partenaire et du sentiment amoureux dans une quête qui éloigne le sujet du champ des possibles, se révèle être un frein puissant à la conjugalité. La prise de conscience de l’impact de cet archétype ayant revêtu ce costume de lumière en compensation de traumas oubliés, serait susceptible de redonner l’accès du sujet à sa capacité de rencontrer l’autre en tant qu’autre et non comme une production préétablie d’un inconscient collectif. Un moyen, semble-t-il, pour les femmes, de s’extirper de la culture de l’attente et de servir leur processus d’individuation.

Introduction

« Le prince charmant n’existe pas », répètent communément les femmes après avoir souvent intégré, mis en actes et promu ce modèle-type dans leur vie. On pourrait même dire qu’il n’existe pas en psychanalyse, le concept n’étant pas identifié comme tel sauf à le considérer sous l’angle freudien du complexe de castration chez la fille ou de la problématique oedipienne. Or, je partirai du constat qu’il existe bel et bien dans la psyché. Certes, ce vocable, imaginé par la bien nommée Jeanne-Marie Leprince de Beaumont au XVIIIe siècle avec un prince dont le prénom était Charmant (1) sent la naphtaline mais, contre toute attente, le prince charmant reste un principe actif. Tel le père Noël, logé dans l’imaginaire de chacune, il résiste héroïquement à son extinction programmée. A l’instar de ses ancêtres, les princes de Perrault ou de Grimm, le prince nouvelle formule, qu’il soit business man new yorkais comme dans Pretty woman ou plombier zingueur, est celui qui délivre la princesse moderne d’un destin funeste et programmé d’abonnée à une solitude ontologique versus indigence financière. Ce mythe est illustré, dans Les Demoiselles de Rochefort, avec d’un côté, Delphine et sa sœur, en miroir, nées de père inconnu, en attente de recevoir ce cadeau de la vie. De l’autre, Maxence, prince blond qui cherche son idéal féminin en parcourant la planète. On est certes encore dans les années soixantes mais, revu et corrigé, netflixé, ce standard flamboyant continue à caracoler en tête des films et séries comme dans The royal treatment, Un prince presque charmant ou A christmas prince.

Sans doute la rémanence de cette figure préfabriquée, comme une valeur refuge, comparable à l’or ou à l’immobilier, faisant fi des nouveaux paradigmes, est-elle, en partie, issue d’une frustration contemporaine devant l’interchangeabilité des partenaires. On compenserait la banalisation des connexions amoureuses façon Tinder en adorant les anciennes icônes symboles d’une virilité triomphante teintée de romantisme échevelé. Internet, écran magique, pourrait faire jaillir comme de la lampe d’Aladin, l’homme parfait commandé par les nouvelles demoiselles de Rochefort. La fascination pour les familles royales de Monaco et d’Angleterre ne faillit pas. Le prince serait le produit phare d’une société consumériste, adepte d’une injonction à aimer, jouir et être heureux(se) dans un tout en un garanti sur facture. Ce serait aussi une gratification narcissique dans une logique gagnant gagnante car qui dit prince dit princesse, symétrie des regards, des admirations.

Les racines de l’attentisme puiseraient également dans notre culture judéo-chrétienne en lien avec l’attente d’un sauveur et la croyance en une vie meilleure après notre passage dans cette vallée de larmes. Et du fait que l’homme devait être, pour respecter la morale à l’ancienne qui imprègne encore les esprits, le seul et l’unique dans la vie d’une femme. Cette tendance de fond resterait active même contredite par les impératifs modernes d’activisme, voire de vibrionisme. Le cahier des charges est aujourd’hui, pour la princesse, plus exigeant : au lieu de rester en stand-by, elle doit rivaliser avec le prince dans l’ascension sociale, tout en se soumettant à l’impératif d’une beauté éternelle entretenue à l’acide hyaluronique. Les leurres d’une liberté contemporaine et la tendance à dupliquer des schémas archaïques s’entrechoquent à l’intérieur de la psyché féminine. D’autant qu’avec l’amour numérisé des sites de rencontres, le prince se virtualise encore tout en se démultipliant en une infinité de possibles qui ont tendance à s’évaporer au contact de la réalité. Cela n’empêche pas les princesses petits soldats, chair à canon (de beauté) de poursuivre leur quête de l’impossible. Alessandra Sublet, journaliste décapante et moderne, reconnaît que dans son for intérieur, elle essaie d’approcher le prince charmant à travers chaque rencontre (2).

Dès lors qu’on aborde le thème du prince charmant, le lien avec un Œdipe non résolu est pointé par la psychanalyse. Certes un père absent, trop présent ou dans une posture incestuelle prédisposera forcément à initier cette posture même si on note, au passage, que le prince, en tant que fils d’un roi, s’inscrit symboliquement dans l’ordre des générations et ne peut être confondu avec le père. Mais l’attente d’un prince réparateur répondrait, avant tout, d’après nombre de psychothérapeutes, à un processus de construction psychique archaïque, en lien avec l’attente de soins maternels. Certaines femmes espèreraient que leur prince soit une mère parfaite. Une insuffisance de soins maternels et/ou de père séparateur feraient partie des ingrédients favorisant le maintien de l’attente de ce substitut d’une mère nourricière. Le prince charmant détiendrait la clé d’une jouissance qui permettrait à la femme de renoncer à celle qu’elle a connue avec sa mère d’après le psychanalyste Didier Dumas. L’illusion de la complétude, nostalgie de l’état originaire, ramènerait au paradis perdu de la fusion. Pour Sigmund Freud, ce que l’être humain projette devant lui comme son idéal est le substitut du narcissisme perdu de son enfance. D’après la psychanalyste Claude Halmos, « le prince charmant apparaît au moment où l’enfant découvre son image dans le miroir», vers sept mois. C’est une histoire d’apparence rêvée, de recherche d’une image idéalisée de soi à travers l’autre, le double, le même, dans l’aspiration d’une réparation d’un regard maternel insuffisamment désirant pour les filles.

Les Cendrillons seraient écrasées par leur désir inconscient d’être prises en charge par autrui et attendraient une intervention prodigieuse d’un tiers. Ce prêt-à-aimer régressif est un concept initié par Colette Dowling en 1981 (3) sous le terme de complexe de Cendrillon. D’après la psychothérapeute clinicienne de couple, Geneviève Djénati (4), ce dernier collerait au mode de structuration de la pensée des filles/femmes qui serait l’anticipation. Par leur mode d’éducation, les filles seraient incitées à une intériorisation qui les préparerait à une latence, une stagnation de l’énergie, explique le blog Eve. Elles seraient encouragées à reporter l’initiative de projection dans le réel sur une personne tierce et surestimeraient les facteurs exogènes de leur réalisation. Elles penseraient inconsciemment que la reconnaissance de leurs qualités ne dépendrait pas de ce qu’elles accompliraient mais du regard porté sur elles. Cet objet transitionnel est, en tout état de cause, bien pratique. Il aurait la même capacité que le père à être fort et que la mère à être dans la compréhension immédiate. Il réunirait les deux parents en un tout-en-un bien pratique. Le prince incarnerait la guérison de la double blessure de la rivalité avec la mère et de l’éloignement du père. Il permettrait, à l’adolescence, de supporter les frustrations du manque en se raccrochant à l’espoir que quelque chose arrive.

Certes, cette idéalisation signe un monde intérieur riche en représentations et en ressentis devenant presque une réalité, une capacité également à surseoir l’assouvissement de ses désirs qui permet de supporter un célibat au long cours, par exemple. C’est aussi un ingrédient nécessaire dans la mise en actes des histoires d’amour, en tant que force d’attraction, dans la magie des commencements. L’état amoureux des débuts génère une cristallisation décrite par Stendhal dans De l’amour, comme un phénomène d’idéalisation nécessaire. Mais il faut distinguer, d’après Robert Sternberg (5), le scénario conte de fées basé sur des idéaux idéalistes inspiré par les histoires à l’eau de rose et celui soutenu par un idéal réaliste, avec des attentes plus ancrées dans la réalité. Dans la mesure où un couple parvient à créer un mythe fondateur basé sur des idéaux réalistes, la relation a des chances de réussir. En revanche, ajoute-t-il, si les membres du couple cherchent des partenaires totalement mythiques, leur relation sera à l’image de cette quête et ne sera qu’un mythe. « Cette illusion de complétude, nécessaire pour que l’état amoureux s’épanouisse, devra cesser et laisser la place à la réalité de la différenciation si l’on veut qu’une vraie relation s’installe », confirme Geneviève Djénati.

Mon article portera sur l’analyse de ce qui est à l’origine de l’impasse relationnelle évoquée précédemment et qui porte, en germe, ce que la philosophe Arouna Lipschitz (6), nomme un système de protection pour éviter une véritable rencontre avec l’autre, en utilisant, de bonne foi, son idéal, comme garde-fou. De fait, lorsque l’idéalisation est surdimensionnée, handicapante, inhibante, lorsqu’elle génère de la souffrance, de l’empêchement, il paraît opportun d’adopter une démarche thérapeutique prenant en compte toutes les dimensions de l’être et plus particulièrement la part transgénérationnelle. En effet le rapport du sujet à l’amour se situe dans la continuité des traditions et croyances de son arbre généalogique. Le principe même de l’amour toujours, de l’amour éternel est qu’il transcende le temps et les générations.

Il était une fois… un éternel absent

En effet, comment expliquer autrement qu’en cultivant une approche systémique et transgénérationnelle, même en prenant en compte les basiques de la psychanalyse, le fait que des femmes ayant grandi dans un environnement aimant, propriétaires de leur corps, actrices de leur vie, auto-pourvoyeuses de leurs besoins financiers puissent avoir encore vocation à s’abîmer dans une attente vaine et contreproductive d’un agent exogène censé changer leur vie ? Je partirai du postulat que des archaïsmes continuent à visiter des femmes identifiées à la souffrance d’un cœur blessé et que de vieilles structures mentales, des échos mémoriels court-circuitent la logique contemporaine. Les découvertes en matière d’épigénétique dont Joël de Rosnay considère qu’elles sont une révolution de la biologie, font état du fait que l’expression de nos gênes peut se modifier en fonction de l’environnement et des évènements vécus à une génération et que ces modifications peuvent se transmettre. Suite à un trauma en lien avec la sphère sentimentale, on pourrait envisager qu’une réaction pansement servant à protéger (masquer), soit engrammée puis transmissible et contribue au legs d’une sorte de prince charmant épigénétique.

Je me baserai sur le constat que nos aïeules ont été impactées par un manque de présence d’un masculin satisfaisant et d’un trop plein d’attentes d’où d’une surévaluation de l’objet du désir et/ou du chagrin. Les hommes ayant été dans l’obligation de s’éloigner de leur foyer pour en assurer la subsistance et/ou la sécurité, elles ont dû se réinventer une vie en solo avec des matériaux psychiques improvisés, dans une société qui ne reconnaissait pas leur existence en tant qu’êtres humains hors couple. Le film Les égarés d’André Téchiné met en scène une mère projetée sur les routes de l’Exode en 1940 après la mort de son conjoint. Cette rupture avec le continuum d’un mari perçu comme consubstantiel explose son quotidien et ses repères et la conduit à projeter sur un jeune marginal les attributs masculins nécessaires à sa survie économique et psychique.

La figure imaginée d’un homme providentiel serait un totem fabriqué pour remplacer un homme parti prématurément ou dans des circonstances romanesques car non élaborées. « La perte prématurée de l’être aimé peut revêtir un caractère dramatique et voir le partenaire survivant plonger dans un deuil impossible à élaborer », écrit Geneviève Djénati. Ce peut être ce grand-père englouti par la Guerre, voire les camps de concentration dont la dépouille n’a pas été retrouvée, rendant tout deuil impossible et dont la légende de héros ou de victime imprègne l’inconscient du système familial ; ce frère aîné, grand amour perdu d’une mère, emporté, en bas âge et resté dans les limbes; ce trisaïeul ayant investi d’autres champs que celui de la conjugalité, aspiré par une carrière ou par la Patrie; ce mari infidèle qu’une aïeule n’a su combler ; cet amour inaccessible socialement (patron ou notable employeur d’une domestique, etc.); cet aïeul inconnu (prêtre, homme marié, etc.) ou paradoxalement, cet oncle incestuel dont le blason a été redoré par le déni du système pour masquer la honte. L’instauration de cette figure est liée, en effet, parfois à une tentative de restauration de l’image d’un prince pas charmant du tout, au cœur d’un secret de famille.

On paierait également la facture de l’oppression des femmes et du clivage, dans l’inconscient des deux sexes, qui en a découlé, d’après le psychanalyste Bruno Clavier (7). Dans le passé, les familles bourgeoises avaient pour stratégie de préserver le patrimoine et de s’élever socialement via des mariages avantageux. Les filles belles et bien dotées étaient dédiées à ce projet. Dans les classes populaires, l’espérance d’une promotion sociale existait même si elle était plus rare. Nos aïeules avaient peu ou pas de choix amoureux et les mariages ne servaient pas à l’amour. Elles n’avaient pas non plus d’exutoires comme les hommes et la fréquentation de ces derniers, des maisons closes contribuait à la désertion du couple au plan amoureux et érotique. L’addition (ou la soustraction) est salée : absence de choix, de liberté, de présence. D’où le flot de déceptions qui s’est déversé sur les descendantes chargées des peines de cœur des ancêtres. Suite aux abandons, aux disparitions brutales, aux projets de mariage avortés, à partir de traumas non élaborés, des bad boys et des braves types empreints de banalité ont été embrigadés dans une cohorte de figures sacralisées sous la bannière de l’amour perdu (car la mort idéalise), colonisant les arbres généalogiques avec des effets délétères sur les descendantes, récipiendaires d’un bagage émotionnel obsolète. Car il semble que l’inconscient élabore à partir de l’abandon, de la trahison, de la mort, faisant feu de tout trauma, un substitut qui vit et prospère dans la psyché des femmes d’aujourd’hui. Tous ces objets fantomatiques, médaillés ou déchus, devenus icônes inaccessibles par le désir ou la colère, par le truchement de l’absence physique ou psychique et statufiés par l’activité fantasmatique, constituent des ombres qui hantent les lignées. Omniprésents en creux, investis par le souvenir, le regret, la frustration, la nostalgie, ils aboutissent à la construction d’un modèle-type inaccessible, un fantasme compensateur, un mythe qui console et asservit.

De la perte de l’objet à l’émergence du fantasme

Les candidats à l’analyse transgénérationnelle, qui sont souvent des candidates, sortes de princesses en exil, viennent avec des bleus au cœur, en situation d’impasse relationnelle, en quête d’une exploration systémique susceptible de les éclairer sur leurs errances à répétition, leurs résistances aux injonctions de la modernité. Elles se sentent prisonnières du paradoxe qui consiste, pour combler un manque, à abriter une entité vide qui en crée un autre, comme si la transmission du fantôme de l’ex sous forme de prince charmant était une mise en abyme de la condition des femmes en attente d’une attente, en manque d’un manque. L’un des écueils majeurs du phénomène est que cette croyance en un être censé compléter, réparer, adoucir, contenter le féminin blessé, passif, dépendant fait obstacle à la construction d’un couple réel. Dans le film Il était une fois de Kevin Lima, la princesse Giselle est bannie de son royaume magique de dessin animé par la méchante reine. Elle se retrouve à Manhattan. Déroutée par ce nouvel environnement étrange qui ne fonctionne pas selon le principe "ils vécurent heureux à tout jamais", Giselle découvre un monde qui a désespérément besoin de magie et d'enchantements. Elle fait la connaissance d'un séduisant avocat spécialiste du divorce, qui est venu à son aide et dont elle tombe amoureuse. Le problème, c'est qu'elle est déjà fiancée au parfait prince de conte de fées. La question est : un amour de conte de fées peut-il survivre dans le monde réel ?

Cet étendard affectif qui inhibe les femmes et effraie les hommes craignant de ne pas être à la hauteur, incités, du coup, à déserter la relation ou la saboter, pose un problème de positionnement. Quelle place occupe chacun dans le couple ? Que cherche-t-on à réparer, transcender à travers l’union amoureuse ? Est-ce que les dés ne sont pas pipés si on cherche à mettre en scène une grand-mère abandonnée ou comme George Sand, d’après Marie-Laure Susini (7) son propre père, le fils perdu de sa grand-mère et chevalier de sa mère ? Vu la complexité du tissage amoureux, pas étonnant que le couperet de la séparation sanctionne tout manquement à l’idéal de perfection ! Les statistiques sont éloquentes. Les divorces sont demandés à 75% par des femmes plus exigeantes. Les hommes, jugés souvent insuffisants, sont parfois les héritiers de grands-pères qui ont externalisé leurs sentiments et libido sans l’issue du divorce. En quoi l’analyse transgénérationnelle peut-elle constituer un processus résolutif d’une problématique d’incapacité à atteindre un épanouissement sentimental et/ou un engagement à long terme ? Cette démarche pourrait-elle atténuer l'emprise des fantômes sentimentaux et contribuer à l'allègement de cette transmission encombrante aux générations futures ? L’approche consiste à se demander quels mécanismes et rouages inconscients en provenance de traumas créent un modèle récidivant d’homme idéalisé au fil des générations malgré les avancées de la modernité. En tant que conscientisation des phénomènes de modélisation de schémas obsolètes, de soumission à des loyautés invisibles, de répétition à l’aveugle, elle peut offrir l’accès à la compréhension des mécanismes et enjeux à l’œuvre, à leur contextualisation afin de permettre de tendre vers une mise à distance de ces conditionnements.

Je m’adosserai, dans cet article aux principes clés de la psychologie des profondeurs (ou psychologie analytique) de Carl Gustav Jung pour élargir le champ d’investigations à l’inconscient collectif et rechercher la racine de ces patterns avec la rencontre et la mise en évidence d’un archétype ayant revêtu le costume de lumière du prince charmant. Je suis consciente que nombre de femmes qui ont rencontré un homme bien ont, au contraire, projeté sur lui un animus négatif pour confirmer des croyances familiales du type « Tous les hommes sont des lâches », « Il n’y a pas d’amour heureux » pour citer Aragon. Cependant, je choisis de mettre le focus, dans cet article, sur les enjeux liés à la promotion d’un animus glorieux et valorisé. L’angle que j’adopterai a trait au fait que le déguisement du fantôme du non-dit, non élaboré, non symbolisé en chevalier sublime obscurcirait la lucidité, la liberté d’action et la capacité à mettre en actes les désirs des femmes. Il est donc important d’aller à sa rencontre, faire sa connaissance pour mieux le quitter ou le réinventer dans un processus de réintégration de l’animus externalisé et de libération d'un féminin corseté par une culture hors sol de l'amour. Et c’est cette aventure humaine que je me propose d’explorer à travers cet article de recherche

La recette de fabrication du prince transgénérationnel

Lorsqu’on découvre un arbre généalogique, on part en voyage dans le temps et l’espace. On y rencontre des singularités mais aussi des lignes de force en lien avec une universalité de la condition humaine. C’est ainsi qu’on est en contact avec l’absence des hommes de la scène conjugale, les réalités politiques et économiques de l’époque nécessitant souvent le départ physique des pères, maris, fils chéris, frères charmants. Ils quittaient le foyer pour jouer leur rôle de pourvoyeurs financiers (militaire, marin, chauffeur, etc.), de secouriste de la Patrie ou pour assouvir leurs besoins de défoulement social et sexuel (bistrot, bordel), ce qui aboutissait à un évitement de la relation conjugale parfois salvateur lorsqu’ils revenaient de la guerre, traumatisés et déviants sexuellement. Ou bien ils usaient de leur liberté de séducteurs ou étaient absents psychiquement (alcooliques, violents, etc.)

Un beau parti et une charmante aliénée

D’un côté, on avait une cohorte d’absents avec parfois des disparitions non élucidées et non élaborées du fait de la mobilisation sur d’autres fronts comme la guerre, la misère, la honte; de l’autre côté, des femmes supposées sans défenses, censées être mineures à vie, non propriétaires de leur vie et qui même épousées étaient seules, le mariage n’étant qu’une association à but procréatif et lucratif. Le choix, quand il existait, ne pouvait pas être éclairé puisque sans comparaisons, l’expérimentation sentimentale et sexuelle étant interdite. Dans la série Dowtown Abbey, la fille aînée, veuve, estime qu’il faut essayer sa relation avec un futur mari, ce qui constitue une transgression par rapport à la morale et les conventions de l’époque. Cette aliénation est doublée d’une mise au service forcené de la procréation. La nécessité de faire des enfants pour la patrie notamment après la défaite de 1870 et la guerre de 1914 ont accentué cette soumission à une forme de productivité procréative. Cette dernière restera d’actualité jusque dans les années 60. Le film, l’Événement d’Audrey Diwan met en scène l’histoire d’une étudiante confrontée à la honte d’un avortement clandestin, avec le risque d’une peine de prison. Le film « Call Jane » de Phyllis Nagy montre à quel point dans l’Amérique puritaine des années Soixante, les femmes n’avaient aucun accès à un quelconque choix concernant leur propre corps, même pas celui d’interrompre une grossesse pour des raisons médicales. Devant tous ces accès interdits à une intégrité physique et psychique, il est logique qu’une autre religion soit née, celle du culte du Prince charmant : un exutoire invisible de la rêverie romantique contribuant comme l’opium du peuple féminin à l’enfermer dans une bulle d’immaturité. A partir de ces constantes, de multiples scénarios ont vu le jour dans les arbres généalogiques, qui vont concourir à l’activation de l’archétype du prince charmant. Une fille mère n’a pu se faire épouser ?  Le mariage peut devenir, aux yeux de ses descendantes, un impossible sacralisé. Etre reconnue comme la légitime deviendrait un royaume inaccessible où l’on devient princesse, voire reine. Un mariage a été vécu comme traumatisant ? On peut être mue par la peur de l’engagement, entretenir un idéal inaccessible pour ne surtout pas risquer de rencontrer un partenaire au long cours. Une aïeule a été abusée ? Rêver d’être traitée comme une princesse serait retrouver son intégrité physique et morale. Une telle n’a pu vivre avec l’élu de son cœur ? Une descendante sera peut-être obsédée par son ou ses ex ou toujours en lien avec des ex en puissance (des hommes volatiles). Une autre a épousé un homme qui n’était pas de sa condition et la mésalliance devra être réparée, compensée par les générations suivantes, détentrices de la dette. Le fiancé d’une aïeule, héros de la guerre, est mort sur le champ d’honneur ? On épousera peut-être un militaire médaillé même s’il se comporte de façon indigne à notre égard. Un homme a été fils de remplacement, ne trouvant jamais sa place ? Il transmettra le fantôme du frère comme la référence de l’objet aimé. Un autre était homosexuel ou impuissant, nécessitant que son épouse, pour devenir mère, soit infidèle ? Sa descendante aura peut-être des difficultés à se marier car elle serait alors dans l’obligation de tromper son mari si elle veut devenir mère.

Un produit d’exception

Toutes ces blessures risquent de contaminer, par capillarités, la vie amoureuse des descendantes. Pour supporter ces traumas, aux antipodes d’une réalité décevante, la solution compensatrice apparaît avec le conte de fées et son produit phare, le prince charmant. De noble extraction, ce dernier a reçu courage, force, noblesse de cœur ainsi que richesse matérielle dès la naissance. C’est un être d’exception au service de l’amour vrai, potentiel sauveur d’une femme enlisée dans sa condition. Lui est adossé, l’adjectif charmant qui signifie qu’il ne lui suffit pas d’exister dans sa perfection mais qu’il est perçu comme agréable dans sa relation avec les femmes, agréable à regarder, à attendre, à aimer, à souffrir, à ne jamais oublier. A noter : ce qualificatif peu viril signifierait que son charme est adapté aux femmes. On peut également interpréter cet adjectif comme étant l’expression d’un enchantement qui fait perdre le contact avec la réalité.

Dans son cahier des charges, il doit posséder du charme et plaire à toutes tout en étant dédié à une seule. Il a également de l’argent, du pouvoir, la meilleure situation sociale qui soit. Il coche toutes les cases. C’est une force de séduction à l’état brut mais domestiquée à l’usage du marché féminin. Grâce à lui, la fatalité sera mise en échec car son pouvoir est surnaturel : déjouer la mort, trouver l’invisible, être au bon moment au bon endroit. Il ne cherche pas à séduire : il est, tout simplement, dans l’évidence. Sa valeur exceptionnelle est confirmée par l’effet qu’il produit : il change la relation au monde de celle qui trouve en lui une nouvelle raison d’exister. Il surgit par surprise, comme une apparition, un miracle. Ce héros de l’amour, créé de toutes pièces par le sentiment d’incomplétude des femmes arpente insolemment des chemins contraires à l’expérience vécue par chacune, capable d’emporter sur son cheval blanc l’heureuse élue hors de la grise quotidienneté. Il ne part plus à la guerre mais combat la banalité. C’est l’homme à la rose rouge entre les dents qui plonge d’une falaise au pays d’Ultra brite ou le prince des biscuits Twistos dont les consommatrices s’exclament : « We want it all ! ». C’est un amoureux surdoué qui a développé des compétences scientifiques dans le domaine de la séduction tout en étant resté sincère, pur, authentique, résistant à toute entreprise de déstabilisation basée sur la logique et les statistiques. Aujourd’hui le prince fantasmé resterait un produit à consommer sans modération, comblant jusqu’à plus soif l’abonnement solitude, désillusion après désillusion, des célibataires au long cours et des conjointes bovarysées.

Une appellation d’origine contrôlée

Cet idéal n’est certes pas un petit nouveau. «De nombreux scénarios contes de fées trouvent leur racine dans la mythologie », écrit Robert Sternberg. Le prince charmant s’apparente à certaines divinités notamment Eros, divinité grecque complexe et ambivalente, caractérisée par sa dualité : puissance primordiale ou jeune dieu de l’amour (Cupidon), force fondamentale du cosmos ou dieu espiègle et cruel, figure vulgaire ou céleste. Nous retrouvons le thème du premier né nommé Eros, Phanès, Métis ou Eriképaïos dans les poèmes orphiques. Il représente la force mystérieuse qui pousse un être à entrer en relation avec les autres. Son rôle évolue et suscite l’union de deux êtres. Il constituerait donc un appel originel, fondamental à la relation amoureuse et lui en serait consubstantiel ce qui indiquerait que l’amour naîtrait, dans la psyché, sur le terreau d’un idéal.

Dans Les Métamorphoses d’Apulée, le mythe de la rencontre d’Eros et de Psyché est éclairante à de nombreux égards. Eros est le dieu de l’amour et du désir et Psyché « tombe dans l’amour de l’amour et brulant de plus en plus de désir pour le Désir, elle se penche vers le dieu, toute béante d’avidité […] et voici que la lampe vomit du haut de sa lumière une goutte d’huile bouillante sur son épaule droite. » Ce mythe illustrerait la problématique de la relation homme femme en tant que parcours initiatique. Voir Eros signifie que Psyché sort d’une position psychique passive et immature de cécité amoureuse. Son acte aurait valeur d’émergence, à la surface, de contenus psychiques inconscients. Regarder l’autre en face, dans sa réalité crue serait-elle une démarche propre à faire s’évanouir le prince pour entrer dans la vraie vie ? Faudrait-il, au contraire de ce qui se produit pour Blanche-Neige, que le Prince s’enfuie pour que la princesse se réveille ?

En tout cas il serait une valeur sûre, l’incarnation du bon et du beau, donc de l’amour chez Platon. Il ressurgit à l’époque médiévale avec l’amour courtois qui suppose que le chevalier amoureux exprime des qualités de courage et de noblesse pour mériter l’attention de sa belle. L’accord tacite passé est que cette dernière ne cèdera aux avances du chevalier que s’il fait montre d’une totale soumission à ses désirs. Il doit se montrer à la hauteur d’un idéal chevaleresque, lors d’un parcours initiatique. Il fait siennes les valeurs de la noblesse avec une place prépondérante accordée au serment, à la pureté des sentiments, une conduite généreuse, la politesse les manières. Cette conception de l’amour qu’on retrouve dans les poèmes de Tristan et Yseult, dans l’histoire de Lancelot et Guenièvre et le roman de Chrétien de Troyes s’éteint peu à peu vers le XIIIe siècle

L’animus en voie d’intégration des femmes

Quel canal va-t-il emprunter pour arriver jusqu’à nous et continuer à vivre dans nos histoires d’amour ? La lignée des utérus semble être un itinéraire privilégié pour arriver à destination. La nostalgie de la fusion avec le ventre maternel, la non acceptation de l’incarnation, ce que la philosophe Arouna Lipschitz nomme la nostalgie de l’ailleurs est un bon point de départ. Il serait produit par l’insuffisance d’attention de la part de mères dépressives ou investies dans d’autres amours, l’absence de pères démissionnaires, inaccessibles ou déchus, le désespoir de filles mères marginalisées, etc. Le syndrome de prince charmant serait le costume que l’archétype animus activé au contact d’un fantôme, va porter pour faire son show auprès des descendantes. Un archétype étant un modèle idéal à partir duquel est construit dans sa forme, sa matière, sa fin, un sujet, le syndrome du prince charmant serait donc une expression de l’idéal d’un idéal. Il serait une manifestation d’un animus renié, projeté sur une figure d’attachement extérieure. Il se situerait dans le monde intermédiaire : celui où la réalité et l’imaginaire, l’inconnu et le reconnu, le souvenir et le présent se rencontrent.

L’une des origines de sa survenue : une liberté d’action entravée. Avant 1968, il était de bon ton d’anesthésier voire d’annihiler son animus. Les codes en vigueur enjoignaient les femmes à ne pas être connectées à leur désir. L’héroïne hollywoodienne est embrassée de force, résiste vaguement, de façon inopérante, avant de céder au désir de l’homme. Les femmes n’étant pas sujets, n’étaient que les captives passives de leur animus. « Plus une femme est possédée par l’animus, explique la psychanalyste Marie-Louise Von Franz (8), plus elle se sent étrangère par rapport aux hommes (…) Elle tente désespérément de compenser ce qui a été perdu du fait de l’éloignement des hommes imposé par son animus. » Selon la psychanalyste Eliane Jung-Fliegans (9), la difficulté d’intégration de l’animus dans la conscience féminine est évoquée dans les contes et mythes où la femme doit promettre de renoncer à sa curiosité et faire confiance à la force de l’amour. (Eros et Psyché, la Belle et la Bête).

Autre cause de soumission à un animus négatif pour les femmes : leur être a été nié par les projections masculines issues de leur vision de la mère idéalisée et leur conception d’une femme en tant que miroir de leurs désirs (la femme objet). C’est ce que met en évidence Marie-Louise Von Franz. « Son mari ne l’aime que comme un de ses phantasmes et non comme une personne indépendante de lui-même », écrit-elle. L’auteur souligne que, de ce fait, la femme se sent incertaine concernant sa propre essence. Elle compense l’incertitude qu’elle ressent à l’intérieur en tendant d’être davantage, à l’extérieur mais ce processus s’effectue au prix de frustrations souterraines. Elle tente d’être une maîtresse (sexuelle et de maison) charmante, une mère charmante, une princesse charmante. Le choc des plaques tectoniques des deux systèmes a été analysé par Mony Elkaïm (10) qui décortique ce processus avec ce qu’il nomme un programme officiel (je veux aimer l’autre et être heureux avec lui ou elle) et les demandes sous-jacentes (ex. tu ne peux pas atteindre la perfection que j’attends »). 

En même temps, l’archétype ayant deux versants, il représente aussi, dans les contes, l’espoir d’une évolution pour la princesse et pas uniquement de son niveau de vie. Le prince chez Jung étant de nature royale, est celui qui est capable de faire accéder le sujet à la conscience (état royal). C’est une force de renouvellement psychique et spirituel. L’auteur voit dans ce futur roi, un élément encore inconscient susceptible de devenir une dominante nouvelle qui permette une compréhension plus profonde du Soi. Il aurait donc le pouvoir de faire accéder la princesse choisie à un niveau de conscience supérieur, le royaume du Soi. Sa rencontre pourrait représenter l’animus en voie d’intégration des femmes.

Manifestations du fantôme chez les descendantes

Au rendez-vous de la frustration

En attendant, il y a le manque. La place doit être vide pour que le Prince charmant puisse faire son entrée. Et cette place vacante est un trône pour l’élu. « Le prince est celui qu’une femme a eu, qu’elle n’a pas eu, qu’elle aura, qu’elle n’aura pas » selon les mots du psychanalyste Bruno Clavier (11). C’est celui qui n’est pas là mais qui occupe un espace psychique en lien avec le regret, la nostalgie, l’espoir, l’attente, la frustration ou tout en même temps. C’est l’homme qui est destiné à une femme mais qui n’est pas (encore) arrivé à destination. « Combler ce vide qui ampute le sentiment d’exister sera la démarche permanente de ces êtres qui n’ont personne à retrouver puisque l’illusion fondatrice d’être et d’avoir un objet unique fiable n’a pas eu lieu », écrit Geneviève Djénati en parlant de celles qui ont été carencées affectivement dans l’enfance.

L’un des premiers signes de sa « présence » dans la vie des consultantes, est une frustration diffuse et récidivante, énervée ou apathique, cynique ou languissante. Les hommes qu’elles aiment ne sont pas libres, ne veulent pas s’engager ou s’absentent de la relation. Ou ce sont elles qui ne parviennent pas à les aimer comme des frigides du cœur. La déception s’accompagne, au choix, d’instabilité émotionnelle, d’insatisfaction, d’hyper sensibilité, de changements fréquents de partenaires, d’une dépression latente, de disputes fréquentes, d’une violence verbale, du mépris de soi et/ou de l’autre. La consultante estime qu’elle collectionne les erreurs de casting. Avec au fond, une sensation d’insécurité, de dépendance affective, de vie passée à côté de ses aspirations et des propos comme « Tous les hommes sont pareils », « On ne peut pas compter sur eux ». « Troubles relationnels, dépression accompagnent ces amours impossibles, personne ne pouvant remplir le tonneau percé du sans amour », poursuit la psychanalyste.

L’anesthésie romantique est effectivement peu productive. La personne rêve l’amour et la vie passe. Sa persistance à projeter son espoir sur un mirage est inversement proportionnelle à celle d’investir l’extérieur dans le cadre d’un projet de vie. La jeune fille éternelle croit que l’homme dominant type alpha, selon la typologie de Whilhelm Reich va lui apporter la sécurité dont elle est dépourvue. C’est la candidate rêvée pour une belle arnaque du cœur. Catherine Lemaire écrit : « La petite fille n’est pas éveillée à l’amour de la vie, ni même à l’amour de l’amour, mais uniquement à celui d’un homme. La voici donc Cendrillon ou Blanche-Neige attendant son Sauveur, son prince charmant qui l’enlèvera sur son cheval blanc vers son château où il la laissera avec sa belle-mère et un fils, pour partir tranquillement à la guerre. Inutile de l’enfermer ou même de lui mettre une ceinture de chasteté, Pénélope l’attendra. »

A la recherche de l’Amélie perdue

La psychologue Catherine Lemaire (12) aborde la névrose hystérique comme étant le comportement de quelqu’un qui désire l’amour et se remplit à ras bord de ce désir d’intensité. « Le combat hystérique est un combat pour la réintroduction de la création amoureuse. » La personne rêve de complétude mais son identité demeure labile. C’est le regard d’un homme qui la fait exister. Elle attend qu’un état de grâce tombe du ciel. Le fabuleux destin d’Amélie Poulain met en scène une hystérique créative qui croit en la réalisation des mythes dominants.  Grâce à son ingéniosité, elle va faire de sa vie un roman mais ce n’est pas le cas de nombreuses Amélies perdues dans un monde qu’elles jugent trop rationnel. On retrouve ce profil chez Eugénie Grandet, héroïne d’Honoré de Balzac, transcendée par la rencontre avec un cousin inaccessible et incapable, de ce fait, de se projeter dans une vie ordinaire, un mariage de convenances. La rencontre avec l’idéal amoureux se révèle incompatible avec l’acceptation des us et coutumes bourgeoises de l’époque : elle ne dispose d’aucun moyen pour exprimer ses aspirations, à part le fait de dire « non » à ce qui est attendu d’elle.

La présence d’un prince charmant dans la psyché se manifeste souvent par une vie sentimentale marquée par des très hauts où le Graal semble avoir été trouvé et l’idéal à portée du cœur et des très bas (ruptures douloureuses, dépressions). Ce sont souvent les célibataires au long cours qui paient le plus lourd tribut à ce « cliché suranné exagérément convoqué pour notre époque moderne », selon les mots du sociologue Jean-Claude Kaufmann. Il écrit (13) : « Les rêves s’entrechoquent dans des directions contraires et le Prince change de visage selon les attentes du moment. Il se transforme en une sorte de mari-papa tranquille quand l’idée est de s’engager à n’importe quel prix dans la carrière familiale ; il reste superbe de perfection irréaliste quand l’autonomie associée à l’idéal amoureux (qui pousse à ne pas se résigner à la médiocrité) demeurent les valeurs suprêmes ». Robert Sternberg analyse ce scénario conte de fées comme une tentative de vivre l’intensité des débuts comme la promesse d’une perfection de l’avenir. Les adeptes de ce scénario sont plus particulièrement stimulés par les débuts de la relation, lorsque l’autre est encore un écran vierge de projection.

Au pays des substituts du prince charmant

Cependant si dans les générations qui nous ont précédées, l’homme pouvait encore ressembler à certains traits de l’étalon viril et courageux, il s’en éloigne grandement lorsqu’on aborde les rives de la modernité. L’investissement dans cette croyance est alors à fond perdu. « Il est fatigué, le prince charmant, il est fatigué, son beau cheval blanc », chante Michel Delpech. Dans la série Sex and the city, dans les années 90, on assiste à la débandade, selon les femmes, de princes charmants trop sollicités par l’abondante offre féminine à New York. Ils ne peuvent pas rester charmants car la demande, au sens marketing du terme, dépasse l’offre. Le mot d’ordre du romantisme étant que l’autre est unique et irremplaçable, il est incompatible avec un mode relationnel basé sur un consumérisme sentimental et sexuel. On et l’autre est consommé et le prince charmant fait pschitt ! Carrie Bradshaw dit « C’est nous, tes amies, ton chevalier ! » Et elle se demande comment aurait fait Blanche Neige si le prince n’était pas venu. « Elle se serait peut-être délivrée toute seule, aurait craché sa pomme et trouvé un job avec des avantages sociaux ».

Mais en même temps, elle se pose la question de savoir si toutes les femmes ne demandent qu’à être sauvées. Sauvées de quoi ? D’elles-mêmes ? En effet, il semble que les femmes insisteraient pour être traitées comme des princesses. Ce sont elles qui lisent des romans à l’eau de rose et se délectent de comédies romantiques. Mais si la princesse fabriquée à l’ancienne est vierge, belle, vertueuse, patiente, fidèle (elle se morfond certes mais avec élégance et tous les espoirs sont permis côté cv amoureux), la princesse moderne s’en distingue fortement. Elle est peut-être toujours jeune et belle, s’habille en Prada et recherche la perfection dans tous les domaines mais sa quête est compliquée par le fait qu’elle doit rivaliser avec le prince. En même temps, elle rêve d’une rencontre magique venue du ciel, voire celle carrément de sa flamme jumelle : un concept en vogue qui part du principe qu’une seule personne nous est destinée à l’exclusion de toutes les autres. La princesse est au cœur de forces contraires et incompatibles.

Ils vécurent malheureux et eurent beaucoup d’amants

« Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». A la fin du conte, Le slogan est attractif mais la vraie vie commence. Si les époux ont beaucoup d’enfants, selon la formule consacrée, cela signifie que la princesse accède à un nouveau statut de mère et de reine avec les occupations et soucis qui vont avec et que le prince devient roi avec les impératifs inhérents à son rang. Cela suppose qu’on accepte de s’inscrire dans l’ordre des générations et de prendre sa responsabilité, de s’occuper de la progéniture engendrée, des sujets du royaume et de leurs revendications, du château avec sa toiture qui fuit, ses douves à récurer. Après les rêves et les baisers, les ennuis commencent et le romantisme s’éclipse au profit du quotidien. Il faut accepter de prendre une nouvelle place et savoir la tenir, connaître les codes ou se les approprier. Or, dans les lignées, cela n’a pas toujours été le cas. Certaines n’ont pas réussi à se faire respecter et n’ont pu devenir princesses, d’autres ne sont pas parvenues à tenir leur rang ou ont été martyrisées par la reine mère qui ne voulait pas lâcher l’affaire comme dans Blanche-Neige. Il y a eu de l’ennui, de la fatigue, des désillusions, des trahisons.

Le prix à payer par les princesses au moi dormant modernes est parfois exorbitant. Les exemples d’histoires faussées avec des princes charmants de pacotille, vrais faux aristocrates du cœur abondent. Si Blanche Neige et La belle au bois dormant ont eu un bon retour d’investissement, nombreuses sont celles qui y perdirent leur joie de vivre et le reste. La Princesse Grâce de Monaco, incarnation du rêve américain a dû mettre un terme à une carrière prometteuse. La nostalgie a été sa principale compagne. Nostalgie de son Amérique, des plateaux de cinéma, de ses amis, de qui faisait sa vie. L’amour du principe a été synonyme de prison monégasque. La Princesse Lady Di a vécu au cœur d’une union où elle expliquera qu’ils étaient trois avec Camilla comme cadeau de mariage. Le mariage du siècle qui est, dans les contes, la fin heureuse s’est révélée, pour elle, être le début de la désillusion.

Les apparences se révèlent souvent trompeuses dans les contes, comme dans la vie réelle. La princesse Charlène de Monaco ne respire pas non plus la joie de vivre. Un article dans Elle de Dorothée Werner, intitulé « Du conte à la réalité », raconte l’histoire de cette princesse : « Il était une fois, une princesse enfermée dans une étrange mélancolie (...) Une princesse des temps modernes (....) Comme dans les contes, le désir d’émerveillement se frotte à un désir proportionnel de catastrophe (…) Sous la paillette et le vernis protocolaire, nous avons le spectacle dérangeant d’une femme de chair et d’os qui ose se raser le crâne (crime de lèse princesse !), s’enfuit au pays des Zoulous, se fait hospitaliser d’urgence, victime d’un mal mystérieux, oscillant entre force, fragilité et révolte. Mélange de merveilleux et d’ordinaire, son destin tend un miroir à nos angoisses existentielles, charriant l’imaginaire des contes de fées : un mal mystérieux l’a frappée comme la Belle au bois dormant, peut-être une malédiction en lien avec une dynastie compliquée sur 700 ans, un mauvais sort ?

Un écran empêchant de voir l’autre

Nul besoin du Rocher de Monaco, pour faire l’objet d’un mauvais sort lorsque le syndrome rode ! Il peut se manifester dans le fait de ne plus voir l’autre tel qu’il est. Le maléfice du prince consiste à projeter un film qui empêche de prendre contact avec la réalité de l’autre. Il génère un avatar auprès duquel le réel fait pâle figure. L’homme en creux devient le référent au détriment de l’homme en plein inefficace. Le cahier des charges de la reconnaissance amoureuse est ainsi modélisé à l’envers. Dans En thérapie, l’avocate, seule dans son grand appartement vide, selon ses mots, se plaint la semaine d’après, de devoir être à deux dans ce qu’elle perçoit désormais comme un petit espace. Elle ressent désormais le lieu d’intimité comme une prison alors que son fantasme s’accomplit sous ses yeux. Elle ne voit plus l’autre quand il est trop près. Dans la série de Bergman, Scènes de la vie conjugale, Mira (voir en espagnol) et son mari ne peuvent plus se voir (dans les deux sens du terme). L’épouse est insécure et ne perçoit pas les preuves d’amour que son mari tente de lui donner. Elle est extirpée de son mariage, par la rencontre avec un jeune homme plus léger, drôle, romantique qui n’est que du vent. Le mari reconnaît qu’une part de lui a toujours été absente de la relation du fait du clivage, enfant, entre le fait d’exister et celui de ne pas se sentir pleinement vu et aimé.

Au risque de rencontrer un charmant pervers

L’amour est aveugle, selon un vieil adage. L’objet de tous les désirs est parfois un simple garçon surcôté qui se prendra les pieds dans son piédestal ou un looser qui donne le change. « La transfiguration par le regard amoureux donne aux personnes les plus insignifiantes, un éclat qui suscite l’admiration », considère Geneviève Djénati. Dans Close to the horizon de Tim Trachte, le héros est beau, gentil et roule en décapotable. Sa face cachée est qu’il a été abusé et est séropositif. Son amoureuse ne voit que les paillettes. Normal : il lui a déclamé des poèmes sous la lune ! Pire, l’amoureux apparemment bien sous tous rapports peut s’avérer bipolaire, voire dissimulateur et cynique. Certes aujourd’hui on a le droit de se tromper et la virginité n’est plus une valeur cotée en Bourse. Mais à l’époque où elle faisait partie du kit complet de la jeune fille de bonne famille, il ne faisait pas bon se tromper de personne en prenant un mirage pour la réalité. Maintenue dans un bain de naïveté, la romantique peut prêter le flanc aux abus, intrusions, effractions psychiques si le présupposé est que l’agresseur est paré de toutes les vertus.

Le meurtre psychique de la jeune fille est décrit par Jean Baudrillard, par le terme de « séduction tueuse ». Le thème est repris par Catherine Lemaire qui parle de crime parfait et évoque L’assassin de salon d’Honoré de Balzac. Celui qu’elle baptise l’obsessionnel féminin est un pervers, écrit-elle. En devenant un miroir de la pucelle, en pratiquant l’hypnose passive, ce séducteur va faire naître chez cette dernière tous les états d’âme imaginables jusqu’à l’amener à l’abandon érotique où elle cessera d’être puissance de séduction (…) La jeune fille est désormais morte pour lui. Si elle devient folle ou se suicide, on pourra l’entendre dire : « La pauvre, elle était si sensible ! » François Mitterrand, marié, a réussi à 47 ans à séduire, mettre sous influence, marginaliser toute une vie, sous prétexte d’un amour passion (1200 lettres), une jeune fille de 19 ans de bonne famille qui lui a dédié une vie de l’ombre au cœur puritain des années soixante.

Le faux prince, doté d’intentions malveillantes, avance en étant masqué. Il flirte avec, voire franchit la ligne jaune parfois de l’illégalité. Il est l’appât du pervers, un monstre à l’intérieur du déguisement de chevalier. Don Juan est l’une de ces figures. Ce seigneur libertin abandonna la fille d’un commandeur après l’avoir déshonorée. Patrick Poivre d’Arvor, surnommé le petit prince dans la rédaction de TF1, se comportait comme tel avec son romantisme de façade. Il est décrit par Christine Ockrent comme étant dans une ivresse de soi qui lui a fait perdre ses repères. Lorsqu’il invitait des femmes au journal télé, elles étaient placées en face de lui, dans l’ombre, il était le seul dans la lumière. On retrouve ce profil dans le film L’arnacoeur de Pascal Chaumeil et dans le reportage L’arnaqueur de Tinder. Trop beau pour être honnête, il fait suivre la phase up de séduction d’un enfer. Il s’engouffre dans la faille narcissique des princesses en attente d’un bling bling amoureux.

En logique inversée, il existe une princesse narcissique perverse dont les attentes sont aliénantes et étouffantes, une pseudo femme-enfant qui utilise son physique, sa posture de femme, de victime potentielle pour manipuler l’homme afin qu’il réponde à des exigences démesurées. Son manque de confiance en elle l’incite à déstabiliser, dévaloriser l’autre. Elle est incapable de reconnaître les besoins de son compagnon et encore moins de s’y intéresser et n’est pas connectée aux siens. Avec le syndrome de la fée clochette, plus sympathique mais névrosée, Sylvie Tenenbaum (14) aborde la problématique des femmes complexées qui exigent que l’amoureux les répare. Ayant subi des pressions, enfant, pour être parfaite, la femme renvoie les hommes à la moindre déception. C’est une autre forme de Cendrillon car son identité est pareillement annihilée au profit d’une identité vécue par le seul prisme du masculin.

L’enquête transgénérationnelle

A la recherche des empreintes mémorielles

Le syndrome du prince charmant est un contenant dans lequel chacune projette des contenus différents suivant son histoire de vie. La clinique fait apparaître des parcours singuliers reliés à des patterns universels. Lors de la première séance, les symptômes qui apparaissent fréquemment sont une incapacité à se défendre ou, au contraire, une agressivité latente, une victimisation parfois, une acceptation de l’abus de pouvoir d’un patron ou d’un amant et presque toujours des liens émotionnels déséquilibrés. La première phrase prononcée au cabinet, la quête qui est formulée avec la question, les symptômes qui sont décrits, les premières bribes de l’anamnèse, le tracé maladroit d’un début de génosociogramme avec les errances du crayon sur la page, les oublis, les ratures ouvrent un premier chemin. On part en tâtonnant, dans une forêt de signifiants, prénoms, professions, dates anniversaire pointant vers une forêt mystérieuse de signifiés.

Une plongée contextualisée dans l’histoire émotionnelle des aïeux l’éclairera peu à peu. On tentera de tamiser les émotions encore grossières, les débris, les scories, les bribes de ressentis pour arriver au plus près des épreuves significatives de l’arbre, de l’amant tué dans les tranchées en 14 au courageux maquisard en marcel canardé en 45 sous les yeux de sa fiancée en passant par l’artiste bohème écarté de la vie d’une grand-mère ou le grand-père abuseur, ogre pour ses petites filles. Il est intéressant de retrouver la trace de ces aimés et haïs (fiancé, mari, père, fils) qui ont produit un impossible de la représentation et parfois des phénomènes de duplication de scénarios à l’identique ou inversés, dans un présent qu’on ne reconnaît pas comme sien.

L’enquête transgénérationnelle s’amorce avec la recherche des empreintes émotionnelles des disparus dans l’enchevêtrement des arborescences généalogiques. La démarche consiste à repérer les déviations, le parcours scoliotique de la psyché détournée de la vivance, par le marquage, le fléchage « Prince charmant ». Il s’agit d’accompagner la consultante, chercheuse de ce qui la constitue, dans une traversée kinésique, sensorielle, émotionnelle, à rebours du temps linéaire, vers la source d’un conflit intérieur. Le mode opératoire : l’étape de l’anamnèse s’accompagne d’un questionnement du thérapeute sur l’intra psychique. La mère, le père a-t-il épousé la personne aimée ? Comment se sont formés les couples ? Quelle image du mariage est véhiculée ? Y a-t-il eu des mariages tardifs, des remariages ? Les couples ont-ils duré ? L’homme est-il valorisé ou évincé ? Quels critères ont présidé au choix des partenaires ?

La mise en lumière des scénarios répétitifs et des bénéfices secondaires

Il est alors opportun d’ausculter le système à la recherche du mythe familial et du suintement de mariages ou de non mariages traumatiques. Cela pourrait expliquer une propension à rester dans l’antichambre de cette institution en cultivant les amours impossibles : une mesure conservatoire et bénéfice secondaire par rapport à une confrontation au masculin jugée dangereuse. Des petites phrases comme « L’amour ne dure pas » ou « L’homme qu’on aime n’est jamais là" peuvent mettre sur la piste d’une mère ou d’un père mobilisé par un autre amour. On détecte alors parfois un blanc psychique, l’effet produit par un secret : Même si ses parents ont fêté leurs noces d’Or, la consultante ne se représente pas ce que serait un amour incarné.

Le génosociogramme permet parfois de voir au microscope qui aime qui et comment, à quelle époque, dans quel contexte. Le graphisme, les couleurs, les gribouillis, les flèches, les erreurs de tracés dessinent les hésitations du cœur, les espérances déçues, les trahisons sentimentales. Les photos racontent les amours parfois contrariées au travers des postures, des gestes, des regards. Pour étayer cette démarche de découverte d’une géographie intime de la relation amoureuse, on peut proposer aux consultantes de choisir des images pour représenter le modèle masculin idéal, l’anti modèle et le hors modèle et/ou lui demander d’associer ce travail au choix d’adjectifs. Des mini-constellations avec des figurines, des pierres et autres petits objets peuvent également aider la consultante à mettre en scène son rapport à l’autre.

L’analyste transgénérationnel(le) accompagnera la consultante dans un voyage à rebours, l’aidant à se mettre à distance de ses totems. Elle découvrira peut-être une fixation sur un prince charmant racine, mis sur piédestal du fait de ses actes réels ou supposés, leurre parfois pour d’autres actes inavouables, des filles-mères écartées du système, des mariages forcés, etc. Au fil des investigations, se dessineront des scénarii répétitifs de couples, des histoires derrière les histoires. Danielle Teller(15), revisite le conte de Cendrillon sous un angle transgénérationnel. La belle-mère aurait été elle-même une Cendrillon qui a dû épouser un prince pour s’extraire d’une condition misérable. C’est le type de découvertes, des vérités cachées, qui pourront apparaître au cours des pérégrinations dans l’arbre. Elles permettront d’identifier la trace de complexes non soldés, le culte du prince étant parfois une façon de ne pas tuer le père ou une quelconque puissance tutélaire, qui viendrait prédéterminer les relations de couples des descendants.

L’objectif est de tendre vers une prise de conscience de ses conditionnements et autres modélisations de sa relation à l’autre. Le nettoyage des écuries d’Augias s’effectuera par l’émergence des émotions engrammées grâce à la pertinence de l’enquête et l’activation de l’intuition. Il s’agira d’approcher, voire de toucher le trauma, reprendre toutes les pelures du prince charmant à tous les étages et retrouver l’animus abîmé, le déterrer, le restaurer, en dégonfler l’imago, mettre du soin, du réconfort à ceux et celles qui ont souffert. La partie sombre du prince charmant sera remise en lumière, dans un rééquilibrage des deux pôles.

Pour sortir de la zone d’influence du prince charmant, chaque consultante tentera de découvrir ses propres voies intérieures de libération et utilisera les outils les mieux adaptés. Les rêves éveillés, en l’absence de certains éléments tangibles, permettent parfois de repartir à la source symbolique du trauma. La constellation peut être un des modes opératoires les plus puissants pour débloquer certaines situations. Dans la série Le chemin de l’olivier (another self), les héroïnes trouvent ainsi des voies de restauration d’un animus blessé. Lorsque Sevgi apprend le jour de son mariage que sa mère l’a eue avec un autre homme qu’elle a aimée et que son père n’a été qu’un ami serviable, elle réalise sans doute pour quelle raison elle a eu tant de difficultés à rencontrer son alter égo. La série s’achève sur une ouverture sur une constellation. On peut se servir des contes de fées en fonction des identifications et des projections, pour rechercher des personnages ressource. Il faudra rechercher la bonne fée et éviter d’endosser, en tant que thérapeute, celui de la sorcière.

Un rituel adapté à la situation pourra avoir un impact important pour solder les dettes, accomplir les inaccomplis, clore les contentieux. Il peut être curatif d’honorer nos disparus, nos manquants, nos manqués, nos amoureux perdus et leur offrir une sépulture symbolique. Dans Madres paralelas, de Pedro Almodovar, l’héroïne reproduit un schéma de fille mère depuis que son arrière-grand-père a disparu, enlevé par les phalangistes espagnols sans que sa dépouille soit retrouvée. Depuis, le monde est sans homme réel, le fantasme prend toute la place et le héros en creux fait flores au coeur de la solitude. Il faudra retrouver les corps, les pleurer collectivement, pour que l’homme récupère sa place à ses côtés et que l’enfant soit, de nouveau, le sien et celui du père.

La prise de conscience de ces phénomènes de répétition et leur mise en lumière devrait pouvoir générer une reviviscence chez la consultante, comme l’explique le docteur Juan-David Nasio qui précise que cette opération de remise au-devant de la conscience, d’un savoir et d’une émotion, doit se faire avec beaucoup d’attention, de délicatesse. On revient, en effet, sur une blessure. Cependant, dans la mesure où toutes les précautions sont prises pour avancer au rythme de la consultante et dans le respect de son rapport au monde, la démarche d’analyse transgénérationnelle s’avère souvent opérante. Certaines consultantes resteront certes bloquées dans une impasse, une résistance au changement. Mais toutes retrouveront la trace de traumas non élaborés en lien avec la perte d’un homme, la violence dans le mariage, un statut de fille-mère et autres déclinaisons du scénario de la perte. C’est, en tout cas, ce qui a été rapporté par les thérapeutes interrogées sur ce sujet. Parfois une plongée dans leur inconscient familial aboutira à une libération par rapport à cette aliénation aux mythes fondateurs de leurs arbres généalogiques. Leurs choix et alliances amoureuses s’en trouveront alors changés radicalement.

Les portes de sortie transgénérationnelle

Le deuil de l’idôlatrie

Par la recontextualisation, la désidentification de vieux schémas, la reviviscence de mémoires engrammées, la réintégration des exclus du système, l’analyse transgénérationnelle permet à la fois de mieux comprendre ceux qui ont failli dans le système mais aussi de faire redescendre d’un piédestal inapproprié, ceux qui avaient été trop glorifiés. La désidéalisation du prince charmant en est la suite logique. Elle entre en correspondance avec les nouveaux schémas de pensées ambiants. Le site de rencontres Adopte un mec affiche un renversement des rôles décomplexé. On choisit sur catalogue des hommes placés dans des caddys poussés par des femmes. On parle de livraison rapide, de liquidation, d’arrivage massif. Le prince est déboulonné de son piédestal par le cynisme ambiant. Dans OSS117, Alerte rouge en Afrique noire, le mythe caricaturé de James Bond, l’homme parfait toujours prêt est soumis à une obsolescence programmée :il ne peut pas honorer sa « conquête », balbutie en informatique, se laisse distancer à la course à pied. Le prince charmant est mort, vive le prince charmant ! La relève sera assurée par un métrosexuel qui, lui, accueille sa part de féminité. Schrek est une parodie des contes de fées avec un prince charmant qui rote, pète et se sert des pages des contes de fées comme papier hygiénique. On assiste à un besoin de désacraliser les contes à l’eau de rose. Le succès est au rendez-vous.

A titre individuel, il faut parfaire le job. Céline Tadiotto utilise le terme de deuil de l’idôlatrie (16) dans le podcast Le transgénérationnel pour arrêter de subir son passé, présenté par Anne Ghesquière. « Il s’agit d’un nouveau remaniement de la personnalité, l’accès à un nouveau champ d’exploration », explique-t-elle. Arouna Lipschitz abonde dans le même sens avec le renoncement souhaitable d’une (fausse) plus-value de l’existence, une projection sur l’autre d’un fantasme de toute puissance. Fixer le sacré sur un individu pour renforcer notre besoin d’absolu serait, selon elle, de moins en moins nécessaire quand on grandit en maturité spirituelle. L’altérité désacralise. Elle ajoute : « Seul le sacrifice d’absolu, de perfection réussit à affaiblir le pouvoir de la pulsion mortifère à l’œuvre dans toute vie. »

Vers un nouveau paradigme amoureux

Quelles autres stratégies pourrais-je élaborer pour répondre à mes besoins que celle d’attendre un facteur exogène, un prince externalisé ? Quelles nouvelles compétences dois-je développer ? Ce sont les questions de fond que devrait se poser une consultante au terme de son aventure transgénérationnelle. Le projet est de se réapproprier sa responsabilité dans l’assouvissement de ses propres besoins. « Nous devons, une fois adultes, nous défaire à nouveau de nos illusions sous peine de mort psychique, voire réelle : Roméo et Juliette, Tristan et Yseult, Ariane et Solal et bien d’autres n’y ont pas survécu », souligne Geneviève Djénati. Cela passera, le cas échéant, par l’acceptation des limites de l’autre et la capacité de le prendre là où il est en assumant la responsabilité des endroits insatisfaits dans la relation. Il s’agit, d’après la psychothérapeute Véronique Kohn, de développer la compétence et le courage d’entrer dans un couple frictionnel et non plus fictionnel en se débarrassant de la croyance infantile que l’autre est capable magiquement de nous combler. Accepter l’autre avec ses différences et non plus seulement paré de tous les attributs dont on l’avait affublé, voilà le challenge passionnant que nous offre la modernité. Cela revient à quitter le paradis de la fusion pour aller vers une complicité différenciée, prendre en compte le fait que l’autre n’est pas qu’une source de plaisir, renoncer à l’espoir que l’être aimé puisse combler le vide que nous avons en nous, « ce quelque chose d’absent qui nous persécute », selon les mots de Camille Claudel ou encore la citadelle psychique enfermante de Belle du Seigneur. C’est la quête de la philosophe Michela Marzano (18). « Rester avec quelqu’un que l’on a fait tomber du piédestal de l’idéalisation, c’est-à-dire avec lequel on est allé au-delà des défauts, des parts d’ombre rencontrés à la fois chez lui et chez soi, c’est avoir fait le deuil du partenaire idéal infantile pour pouvoir enfin rencontrer un partenaire idéal d’adulte avec qui être capable d’attachement », écrit la coach Hélène Vecchiali (19). Dans ce cas de figure aussi, la modernité va dans le sens d’une autonomisation des femmes avec la récupération de la disposition de leur corps et des choix procréatifs, essentielle pour le rééquilibrage des polarités selon Françoise Héritier. Au plan social, les femmes n’ont plus désormais besoin de passer par les fourches caudines d’un (beau) mariage pour réussir. Même Marilyn Monroe, pourtant pur produit du patriarcat triomphant des années 50 a pu se hisser hors de sa condition et créer sa société de production. Elle disait : « Mon prince charmant, c’est le public ». Aujourd’hui une Marissa Mayer se fiance avec Google puis épouse Yahoo en devenant présidente-directrice générale. Anne Lauvergeon se marie avec Areva, la puissance nucléaire.

La rencontre d’un prince subversif qui aura une fonction de libération, de délivrance d’un enfermement généalogique peut constituer un agent facilitateur pour qu’elle puisse s’extraire d’un destin tracé. Le mythe de Tristan et Yseult l’illustre parfaitement. C’est parce qu’ils rompent avec leurs appartenances antérieures que les deux amants vivent un amour absolu. Cependant il n’est plus nécessaire aujourd’hui de passer par un tiers. Ce scénario de l’anti-modèle se référait au système initial dont il était seulement l’antithèse. La démarche consistant à renoncer à la symbiose pour s’aventurer hors de la relation primaire suppose de faire montre de créativité. La série Maid traduit un changement de positionnement. L’héroïne, Cosette bis rencontre un sauveur, gentil, beau garçon, avec un bon job mais l’innovation du scénario est qu’elle ne le reconnaît pas comme un prince charmant non à cause d’un obscurcissement de sa faculté de discernement (complications romanesques liées à l’immaturité avant initiation amoureuse) mais parce qu’elle se dit : « Cet homme ne pourrait pas convenir car alors je deviendrais son cas social, sa bonne action » alors que dans Pretty woman, cette bonne action est encore valorisée et salvatrice. Cette héroïne moderne ne veut pas rester dans son système aliénant mais pas non plus en sortir par l’assistanat amoureux (nouvelle aliénation) au profit de ses propres talents et ressources.

Au contraire de Cendrillon qui ne doit son ascension qu’à sa beauté, sa grâce et son innocence, Alex (dotée d’un prénom dégenré) combat elle-même l’hydre du libéralisme effréné pour ouvrir un champ (universitaire) nouveau où l’amour véritable pourra éclore. Elle dit : « Le plus beau jour de ma vie sera celui où je partirai faire mes études ». Dans ce nouveau paradigme, la princesse doit travailler avant sur elle et dans la société pour décrocher l’amour qui n’est plus le dividende de sa passivité et de son ingénuité mais d’une attitude responsable, active, moderne, audacieuse. Le nouveau deal amoureux consiste désormais plutôt à concevoir des négociations avec l’autre et le réel, à en accepter les limites et les imperfections. Dans Tout peut arriver, Ericka, au faîte d’une carrière d’écrivain, n’a pas besoin d’un prince charmant et n’opte pas pour le profit idéal du chirurgien jeune et beau incarné par Keanu Reeves mais pour un être imparfait, agaçant et bedonnant mais qui a su entrer dans sa bulle d’intimité, l’écouter vraiment, la connaître peut-être mieux qu’elle-même : Jack Nicholson. Dans cette histoire, l’amour vrai finit par délivrer les protagonistes des apparences trompeuses et des peurs et la fille d’Erika, autrefois prisonnière de l’incestuel, retrouve sa puissance de femme.

Rééquilibrer la balance animus/anima

En principe, les femmes sont désormais libres et peuvent avoir un effet transformant si elles sont capables de soutenir leurs droits d’êtres humains sans tomber sous l’influence de l’animus négatif, l’esprit de découragement et de récrimination, selon les mots de Marie-Louise Von Franz. L’analyse transgénérationnelle peut apporter ce soubassement qui consolidera les forces de l’animus et facilitera le travail de transmutation. L’objectif est d’accueillir en soi, débarrassée de l’autodénigrement et de l’automysoginie, ce que Françoise Dolto appelait le génie de notre sexe. La psychanalyste Eliane Jung-Fliegan invite les femmes à découvrir leur animus qui deviendrait un compagnon intérieur avec ses qualités d’initiative, de courage, d’objectivité. Dans Vingt ans de moins, le personnage qu’incarne Virginie Effira rencontre son animus en la personne d’un jeune homme libre et spontané et cette transgression lui donne l’énergie de sortir de son carcan pour reprendre sa puissance de femme.

La princesse charmante apparaît de plus en plus, à l’opposé d’une comateuse, comme une force d’éveil, une sorte d’effraction révolutionnaire dans un quotidien masculin bétonné. On trouve le surgissement de cet anima dans les films d’Emmanuel Mouret avec l’arrivée d’une femme fantasque et poétique qui bouleverse les codes habituels et permet l’éclosion d’une sensibilité artistique chez un homme prince au bois dormant. Certes le patriarcat a constitué longtemps une force de dissuasion qui a cantonné chacun dans des modèles convenus, préfabriqués. Cependant le monde intérieur masculin de la femme apporte des germes créateurs susceptibles de faire fructifier le côté féminin de l’homme, rendant la femme inspiratrice, permettant de faire éclore ces dimensions chez l’autre. C’est ainsi qu’on pourra aimer au lieu de rêver l’amour grâce à l’union de nos forces antagonistes.

La traversée transgénérationnelle est un parcours initiatique comme dans les contes où le prince doit vaincre des obstacles pour contacter sa polarité féminine et résoudre des énigmes pour mettre en lumière un processus de l’inconscient. La traversée de ces épreuves débouche parfois sur les clés d’une relation amoureuse juste. Dans Sex and the city, l’héroïne retrouve son amoureux, Big après avoir retrouvé son collier avec son prénom (son identité), caché dans la doublure de son sac (symbole de l’utérus) et en étant sortie de son bocal new-yorkais. Partie à Paris (la ville de l’amour mais dans le vieux monde) pour suivre un faux prince romantique, elle sombre dans une errance et doit renoncer à ses habitudes de pensée, à son cynisme de façade, à ses repères. Elle rencontre son ombre. Elle devra parvenir à se retrouver et se mettre à distance de son système avant de pouvoir retrouver son grand amour qui a dû, entre temps, subir une opération du cœur tellement il était fermé par la peur et l’égocentrisme millénaire. Dans cette histoire, la princesse alanguie, c’est l’homme et c’est la femme qui traverse les épreuves.

Epouser son prince charmant intérieur

La connexion avec son prince charmant intérieur peut émerger d’un travail qui a consisté à revisiter les traumas et processus de résilience qui nous ont conduit à entretenir ce mythe fondateur mais qui nous permet également de s’en extraire. Une fois débarrassée des scories du passé, la consultante pourra trouver en elle-même l’amour dont elle a besoin, épouser son prince charmant intérieur. Diane Bellego (17) parle du mariage du masculin et du féminin en soi. Elle écrit : « Une femme n’est jamais autant femme que lorsqu’elle intègre son masculin : elle devient libre, vibrante, magique et amoureuse ». Au-delà de la quête de différenciation (le moi), il s’agit d’aller vers un processus de coopération (le nous) dans un voyage transformateur et réconciliateur de nos polarités.

Elle pourra ainsi se consacrer à l’apprentissage de comportements alternatifs. Les femmes auraient besoin de rôles décendrillonnés, plus subtils et crédibles pour écrire leur propre histoire, lit-on sur le blog Eve. Il faut troquer le chimérique « Un jour, mon prince viendra » contre le manifeste de la proactivité au féminin. Il s’agit de trouver une éthique commune à l’homme et à la femme d’après Catherine Lemaire avec, dans la mesure du possible, liberté pour chaque genre et chaque individu du choix des rôles et des fonctions pour l’incarner. « En se délivrant, la femme qui a intégré son animus, exploré sa part d’ombre, entamé son processus d’individuation peut également délivrer l’homme, écrit Marie-Louise Von Franz. Le monde intérieur masculin de la femme apporte des germes créateurs qui sont en capacité de faire fructifier le côté féminin de l’homme, son anima. Elle peut devenir inspiratrice et réveiller le prince endormi en manifestant elle-même ce dernier qu’elle appelait auparavant de ses vœux. Le héros qui doit affronter des évènements transformateurs en utilisant des ressources insoupçonnées est à l’intérieur du féminin, c’est la quête du Soi. Il devient alors une force de renouvellement, de régénération et se transmute en force de vie.

Pouvoir se délivrer des schémas préétablis du passé pour entrer dans la relation amoureuse du présent, avec une souplesse dans le jeu des polarités : c’est le bénéfice attendu de cette démarche d’analyse transgénérationnelle portant sur les problématiques sentimentales de l’arbre généalogique. Un devenir affectif nouveau dépend de la capacité à être un amoureux de la vie avec ou sans partenaire et de notre aptitude à créer du lien. Il faut également déjouer l’ennui, reconnaître en l’autre, des énigmes et faire en sorte que la vie apporte suffisamment de surprises. Ces compétences ne peuvent être développées que si l’on dispose d’une liberté d’être et d’aimer et qu’on renonce à être comblée et à vouloir combler. « Ce processus de reprise de contact avec la souveraineté de l’être contribuerait à épurer les transmissions des aïeules en puissance.», écrit Arouna Lipschitz. Cette démarche de récupération de notre vraie place dans la relation à l’autre devrait contribuer, à libérer nos futures descendantes d’une partie du poids de nos archaïsmes.  A condition qu’on ne leur transmette pas un nouvel archétype de prince charmant virtuel issu des nouveaux paradigmes de la rencontre numérique. La vigilance reste de mise car le prince reste tapi dans l’ombre. Mais la princesse veille et est désormais prête à reconnaître sa propre puissance intérieure, sa sensibilité. (20)

Notes

(1) « Le prince fatal et le prince fortuné » ; « Le prince chéri », « La belle et la bête » de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont.
(2) « J’emmerde Cendrillon ! » d’Alessandra Sublet
(3) « Le complexe de Cendrillon » de Colette Dowling chez Grasset
(4) « Le prince charmant et le héros » de Geneviève Djénati aux éditions de l’Archipel
(5) « Les scénarios de l’amour » de Robert Sternberg aux Editions Les Arènes
(6) « La voie de l’amoureux » d’Arouna Lipschitz chez Bernard Lafont
(7) « La mutante » de Marie-Laure Susini chez Albin Michel
(8) « La femme dans les contes de fées » de Marie-Louise Von Franz chez Albin Michel
(9) « Violence au féminin et sexualité » d’Eliane Jung-Fliegans chez Ceres
(10) « Si tu m’aimes, ne m’aime pas » de Mony Elkaïm
(11) « Les fantômes familiaux » de Bruno Clavier chez Payot
(12) « Cendrillon est un couillon » de Catherine Lemaire aux Editions Les empêcheurs de penser en rond
(13) « La femme seule et le prince charmant » de Kaufman
(14) « Le syndrome de la fée clochette » de Sylvie Tenenbaum, le Poche du moment
(15) « Cendrillon et moi » de Danielle Teller aux éditions Denoël
(16) « J’arrête de subir mon passé » de Céline Tadiotto aux Editions Eyrolles
(17) « Masculin, féminin : l’initiation amoureuse » de Diane Bellego chez Guy Trédaniel
(18) « Tout ce que je sais de l’amour » de Michela Marzano chez Stock
(19) « Ainsi soient-ils » d’Hélène Vecchiali chez Calmann Lévy
(20) « Les princesses ont toujours raison » de Fabrice Midal chez Flammarion

Et aussi

  • « J’arrête les relations toxiques » de Marion Blique chez Eyrolles
  • « Libérez la femme puissante » de Clarissa Pinkola-Estès chez Grasset
  • « Quand le prince n’est plus charmant » de Susan Forward à Interéditions
  • « Vers l’amour vrai, se libérer des dépendances affectives » de Marie-Lise Labonté chez Albin Michel
  • « L’individuation dans les contes de fées » de Marie-Louise Von Franz à la Fontaine de Pierre

L'auteur

Patricia Castet

Patricia Castet

PSYCHOPRATICIENNE ANALYSTE TRANSGENERATIONNELLE

Ancienne journaliste, auteure et éditrice dans le domaine de la psychologie, je me suis formée au sein de l'école Généapsy durant trois ans pour accompagner le cheminement des consultants en quête d'une découverte approfondie de leur système familial. Le projet est de prendre conscience des scénarios répétitifs à l'oeuvre dans leurs vies, de se libérer des encombrements psychiques et d'accéder aux ressources cachées qu'offre leur arbre généalogique. Une aventure humaine riche et épanouissante.