Un article de Pierre RAMAUT publié le 25 avril 2019

Introduction

Avec le chamanisme, nous pensons nous trouver bien loin à l’extérieur des frontières de la rationalité et des limites posées par une psychologie qui se revendique de l’université, des neurosciences, de la psychiatrie et de la psychanalyse « classique ». Pourtant, assez curieusement, loin de ces préoccupations académiques, les psychanalystes transgénérationnels et les chamans traditionnels poursuivent au moins un objectif thérapeutique commun, celui de débusquer les fantômes et de pouvoir nommer l’impensé généalogique de leurs patients ! Pour guérir une personne, soigner son arbre généalogique peut faire la différence, et les psychanalystes transgénérationnels le savent tout autant que les chamans. La « psychologie classique » n’a actuellement aucun modèle pour rendre compte des phénomènes observés et décrits par les différents chercheurs sur le chamanisme. De ce fait, les praticiens qui se réclament des théories scientifiques de la psychologie se trouvent dans une zone d’inconfort conceptuel pour articuler ces deux champs que sont la psychanalyse transgénérationnelle et le chamanisme. Il a donc fallu à la fois beaucoup d’intelligence, d’ouverture d’esprit, d’impertinence intellectuelle, d’audace et de courage (ou beaucoup de folie diront certains) au psychanalyste Didier Dumas pour emprunter ce pont et postuler que les pratiques chamaniques traditionnelles pourraient devenir une ressource supplémentaire de la palette thérapeutique des cliniciens de l’analyse transgénérationnelle.

Psychogénéalogie ou psychanalyse transgénérationnelle ?

Le mot psychogénéalogie recouvre actuellement des pratiques tellement différentes (allant de la plus sérieuse à la plus excentrique) que, pour ma part, je préfère employer les termes « psychanalyse transgénérationnelle » que nous devons à Didier Dumas. Ceci a l’avantage de situer avec exactitude le domaine dans lequel s’exerce cette discipline, en l’occurrence le champ de l’inconscient. Il est aussi important de préciser (car la confusion existe dans le grand public et même souvent dans les médias), que la transmission transgénérationnelle est une transmission inconsciente entre les générations alors que la transmission intergénérationnelle est une transmission consciente entre les générations (et partiellement inconsciente). À l’instar de bien des cultures traditionnelles, la psychanalyse transgénérationnelle attire notre attention sur l’influence que peuvent avoir les traumatismes, les secrets, les tâches inachevées et les deuils non-faits de ses ancêtres sur un individu. Elle nous rappelle aussi que l’inconscient familial interfère avec l’inconscient individuel. La psychanalyse transgénérationnelle s’enracine autant dans le champ d’une psychologie qui serait admissible aussi bien par le monde scientifique et rationnel, que dans le champ de l’art, de la mythologie, de l’intuition et des enseignements de certaines traditions spirituelles parmi lesquelles le chamanisme. Aux nouvelles frontières de la psychologie, tenter d’expliquer, d’articuler et de mettre en évidence les éventuelles complémentarités qui relient ces disciplines exige de définir avec précision plusieurs concepts liés à chacune d’elle.

Les concepts en psychanalyse transgénérationnelle

Pour la psychanalyse transgénérationnelle l’inconscient n’est pas seulement déterminé par les événements de notre enfance, mais il se transmet de générations en générations, selon ses modalités propres. Nous naissons déjà « chargés » de contenus hérités qui nous arrivent de beaucoup plus loin et que l’on appelle des fantômes.

La crypte et le fantôme

Nous devons la première définition du « fantôme » à un couple de psychanalystes, Nicholas Abraham et Maria Török, qui désignent avec le mot « fantôme » une formation de l'inconscient. Celle-ci a pour particularité de n'avoir jamais été consciente et de se transmettre de l'inconscient d'un parent à l'inconscient d'un enfant au fil des générations. L’origine du fantôme serait un événement resté secret, inavoué, non parlé, mis en conserve (dans une crypte psychique) et qui ensuite viendrait hanter un descendant à travers différents symptômes, des paroles (comme le ferait un ventriloque et des actes bizarres.

Le fantôme est un impensé généalogique

Un enfant qui grandit au milieu de non-dits est paradoxalement confronté à des mots, des réactions et des attitudes des adultes tutélaires dont il ne comprend pas le sens mais qui lui font penser qu’on lui cache quelque chose d’important mais qui est censuré. Cette injonction paradoxale va générer des manquements (des trous et des déliaisons) dans la construction psychique. Pour le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron, le traumatisme vécu et caché par la première génération peut ricocher sur les générations suivantes. Le statut du premier événement qui était resté secret et qui s’est encrypté dans le psychisme va évoluer au fil de sa transmission à travers les générations. Le secret qui était indicible pour son porteur, est innommable à la seconde génération puis devient impensable à la troisième. Dans le même ordre d’idées, le psychanalyste Didier Dumas parle du fantôme comme d’un « manque à parler », généralement issu d'un événement familial traumatique ayant impliqué le sexe (viol, inceste, enfants adultérins ….), la mort, suicide, crime , mort violente mal vécue…), puisque ces deux thèmes s'inscrivent, presque toujours, dans un « vide de langage », mais aussi des traumatismes collectifs (guerres, déportations, …) et qui devient de ce fait (au fil de plusieurs générations) un « impensé généalogique ». Cet impensé généalogique œuvre souterrainement, silencieusement et sournoisement dans l’inconscient, formant des objets psychiques innommables qui ont le pouvoir de se transmettre d’inconscient à inconscient dans les relations de filiation, jusqu’à ce qu’un descendant reprenne à sa charge le « mandat transgénérationnel ».

Le mandat transgénérationnel

Les Anciens chinois considéraient en effet qu'un « mandat transgénérationnel », découlant de la filiation aux ancêtres, pouvait être donné par le « Ciel », a l’un des ultimes descendants de la lignée, pour que celui–ci reprenne à son compte l’inachevé (ou les inachevés) de l’arbre généalogique et puisse intégrer, à travers son parcours de vie, l’impensé généalogique familial. Les Taoïstes contrairement à d'autres religions n’ont pas rejeté leurs racines chamaniques et pensent qu’il existe des liens entre l'ancestralité et ses effets sur la vie de l'individu. Nous naissons avec un projet de vie, certes personnel, mais aussi lié à nos héritages. Un mandat transgénérationnel œuvre en nous, et nous met sur la voie de qui nous sommes. Dans cette vision des choses, le travail sur l'arbre permet à l’héritier de remettre en chantier, ici et maintenant, ses différents mandats, de sentir ce qui peut le mettre authentiquement en résonance avec lui-même et l’incite à trouver son point d'insertion et d'action dans le monde pour y accomplir ce que le psychanalyste Jung a appelé « le processus d’individuation ».

Prendre conscience du fantôme et pouvoir le nommer

Le porteur d’un fantôme transgénérationnel est hanté par un contenu psychique hérité, un événement qu’un autre a vécu dans une génération antérieure. Il ne sait absolument rien en dire à cause d’une absence de parole et faute d’une transmission intergénérationnelle consciente sur cet événement inaugural. Un des objectifs majeurs du patient dans le cadre d’une analyse transgénérationnelle sera donc de pouvoir nommer son fantôme ou ses fantômes, c’est-à-dire de les symboliser afin de pouvoir intégrer cet héritage psychique dans son histoire personnelle. L'analyse transgénérationnelle invite donc le praticien à adopter une attitude dans laquelle il assume de chercher avec son client dans quelle direction aller, pour trouver les informations manquantes. Cette attitude est exactement celles qu’adoptent les chamans traditionnels avec leurs patients !

Le génosociogramme

Le génosociogramme est un des outils de la psychanalyse transgénérationnelle. Il s’agit d’une sorte d'arbre généalogique « fantasmatique » complété des événements de vie importants et du contexte affectif qui permet au patient de prendre conscience des liens qui l’unissent et qui le lient à ses ascendants, à ses collatéraux, à leurs rôles et qui permet aussi de mettre en évidence les phénomènes de répétition  : les accidents, les maladies, les deuils non résolus, les non-dits, les syndromes d’anniversaire (ou syndrome de répétition), les mythes familiaux, etc. En un seul coup d’œil, le génosociogramme permet de relier et d’articuler un nombre important et complexe d’informations, performance que le cerveau gauche (analytique, séquentiel) est incapable de réaliser. Grâce au [cerveau droit](/dictionnaire/génosociogramme-cerveau-droit], le génosociogramme permet à son utilisateur de saisir et de conscientiser un ensemble de relations signifiantes, de façon imagée, globale et instantanée.

Les structures pré-verbales de l’esprit

La psychanalyse explore et analyse habituellement la dimension plus profonde et la plus inconsciente des structures mentales par les rêves car les structures pré-verbales de l’esprit sont essentiellement constituées d’images et de sensations. Ces structures préverbales de l’esprit appelées aussi « l’originel », se manifestent dans le monde onirique des patients et dans d’autres manifestations psychiques comme la transe. Et c’est aussi dans cette originel de la construction de l’esprit humain que les voyages chamaniques s’effectuent. Du stade fœtal jusqu’à la troisième année, et avant l’acquisition de la parole, l’activité mentale originaire est la seule à l’œuvre dans la psyché de l’enfant et c’est grâce à elle que l’enfant duplique inconsciemment le système de représentation de ses parents et qu’il se met à parler leur langue sans avoir besoin de l’apprendre. Pour le psychanalyste Didier Dumas, la construction mentale de l’être humain n’est donc pas individuelle, comme l’a postulé Freud, mais transgénérationnelle, ce qui signifie qu’elle se constitue, à sa base, chez l’enfant de moins de trois ans, par la duplication inconsciente des structures mentales de ses parents. Comme celles-ci se sont construites en dupliquant les structures mentales des grands-parents, cela explique pourquoi les pathologies ancestrales que la psychanalyse transgénérationnelle appelle des fantômes peuvent se transmettre sur plusieurs générations. Pendant cette période particulière, en deçà de trois ans, le bébé vit dans une psyché communautaire qui est celle de sa famille d'accueil et dans laquelle l'activité mentale originaire lui permet d'être tout à la fois lui-même et ceux qui le prennent en charge et de dupliquer les structures mentales de ses parents. C’est activité mentale originaire explique que les schizophrènes puissent confondre leur corps avec celui d'un autre, ou que les paranoïaques attribuent leurs propres pensées à une autre personne. Cette activé mentale ne disparaît pas totalement en grandissant, elle continue à œuvrer en sourdine à l’âge adulte. Elle se manifeste à travers certain nombre de phénomènes psychiques constitués d’images, et de sensations comme les rêves, la médiumnité, la transmission de pensée, la voyance, l’hypnose, la transe ou le voyage chamanique. C’est aussi pour cela que la plupart des enfants psychotiques et autistes présentent souvent des facultés inhabituelles étudiées en parapsychologie, comme, par exemple, la voyance, la prémonition, la faculté de s’auto-anesthésier ou de sortir de son corps et des dons semblables à ceux des grands mystiques ou ceux des chamans. L’originalité de la psychanalyse transgénérationnelle est donc de se préoccuper de l’activité mentale originaire et d’attribuer une place inhabituelle et néanmoins centrale, non pas aux mots, mais bien aux images et aux sensations.

Les concepts du chamanisme

Les pratiques chamaniques traditionnelles rencontrent celles de la psychanalyse transgénérationnelle dans la mesure où la « transe » et le « voyage chamanique » sont des plongées dans ces strates de l’esprit qu’est l’univers des sensations et des images mentales. Dans son ouvrage Anthologie du chamanisme, Shirley Nicholson et ses collègues expliquent que le chamanisme dispose d’un savoir vaste et ancien qui offre la possibilité de travailler sur des registres mentaux négligés jusqu’ici par la psychanalyse, comme, par exemple, la communication d’inconscient à inconscient, la dimension collective, culturelle et sociale des structures mentales, le rapport à la mort et les questions sur la survie de l’esprit.

La maladie et la clinique des ancêtres

Comme la psychanalyse transgénérationnelle, le chamanisme prend en compte « la maladie des Ancêtres » et leurs fantômes. Ils sont ces morts « mal-morts », partis avec un secret encrypté, dans des circonstances tragiques, en ayant encore des comptes à régler, ou ceux dont on n’a pas accepté pas la disparition, ou encore ceux dont on a jamais retrouvé le corps rendant ainsi le processus de deuil impossible. Les chamans sont des hommes et des femmes qui changent volontairement leur état de conscience, pour communiquer dans un autre espace /temps avec les différentes forces de la nature et de l’univers, leur permettant de guérir les membres de leur tribu et d’améliorer la cohésion et la condition de leur groupe social. Ces expériences inhabituelles les rendent capables d’obtenir des informations thérapeutiques (souvenons-nous que cette capacité de rechercher des informations relatives à un « impensé généalogique », est essentielle pour comprendre le lien qui existe entre le chamanisme et la psychanalyse transgénérationnelle). L’une des erreurs les plus fréquentes que l’on fait à propos du chamanisme est de le considérer comme un genre de comportement humain rare, exotique, voire même dangereux : une anomalie archaïque, un vestige des origines secrètes de notre vie sacrée, alors que le chamanisme partage certaines particularités essentielles avec les traditions immémoriales qui jalonnent l’histoire, et qui sont apparues dans toutes les sociétés établies, la société occidentale y compris. Dans chaque culture nous trouvons des mythes qui rendent compte de rencontres entre des humains et des entités singulières, qu’on les appelle esprit, Dieu, déités, anges, démons, apparitions et aussi… fantômes. Par définition, un chaman est quelqu’un qui travaille et collabore avec les « esprits », dans des états de conscience modifiés, afin d’accumuler des pouvoirs intérieurs, de trouver, pour son patient ou une communauté, des informations inaccessibles (impensé généalogique) et des solutions dans un but thérapeutique et/ou social.

La réalité des esprits ?

Pour Richard Nol, « Les esprits sont comme des forces transpersonnelles en mouvement que nous expérimentons en nous, ou à travers nous, mais qui ne sont pas uniquement animées par nous. » Les chamans sont en relation avec un royaume où les esprits apportent aide et sagesse, mais les esprits sont-ils des projections de l’inconscient du chaman, ou au contraire ont-ils une réalité objective ?
Dans toutes les cultures, on décrit les esprits comme étant des forces transpersonnelles qui animent ou traversent le chaman, mais qui échappent presque toujours à notre contrôle. « Il y a des choses dans la psyché que je n’engendre pas, mais qui se produisent d’elles-mêmes et qui ont leur propre vie. » C.G.Jung. Ces forces (le plus souvent) personnifiées (animaux de pouvoir, ancêtres disparus, etc.) sont des entités autonomes possédant leur propre indépendance. À l’état de veille ordinaire, le chaman ne peut généralement pas les contacter ni les faire travailler, alors qu’en état de conscience chamanique (ECC), il peut les contacter et les voir distinctement. Les chamans ne voient pas ces phénomènes ordinaires comme issus de leur mental, dans le sens où ils seraient perçus comme une projection de leur propre esprit. Le cerveau est plutôt utilisé pour avoir accès à une porte afin d’entrer dans une autre réalité existant indépendamment. L’univers chamanique dépasse de ce fait le simple « contenu » du cerveau humain. Pour de nombreux chamans, la partie cruciale de l’initiation consiste à entrer en contact avec les esprits adéquats, c’est-à-dire avec ceux qui deviendront les esprits protecteurs. Le psychanalyste C.G Jung avait un esprit gardien, qu’il avait baptisé Philémon. Il lui apparaissait sous les traits d'un vieillard barbu ou d’un prophète, qui lui donnait des conseils essentiels. Philémon était à la fois l'initiateur de Jung, celui qui délivre des enseignements, le protecteur qui indique la bonne voie, et parfois aussi celui qui égare à dessein.

Esprits tutélaires, animaux de pouvoir, et ancêtres disparus

La transmission de la tradition culturelle et de certains conseils pratiques par les maîtres chamans représentent un aspect indispensable de l’initiation. Cependant, on admet de manière presque universelle que le novice reçoit son savoir des esprits et que les plus grands enseignements sont dispensés par les guides spirituels. Le novice fait appel aux pouvoirs de l’esprit gardien (qu’il ait une forme humaine ou animale) rencontré dans ses visions initiatiques. Cet esprit l’introduit auprès des esprits « tutélaires » à qui il demande de l’aide lors des séances de guérison et de divination (recherche d’informations notamment sur les fantômes transgénérationnels). Ces esprits tutélaires sont jugés indispensables ; sans eux, le chaman ne peut rien entreprendre.

La structure de l’univers chamanique : les trois mondes.

Pour les cultures chamaniques, l’univers serait formé de trois niveaux cosmiques (le ciel, la terre et le monde inférieur) souvent appelé « monde du haut », « monde du milieu », « monde du bas », reliés entre eux par un axe central grâce auquel le chaman peut communiquer avec chacune des régions. Carl Gustav Jung a comparé l’esprit humain à une vaste maison à étages, dont chacun contenait plusieurs potentialités. Il a montré que la plupart des gens de l’époque moderne ne vivent que sur un ou deux étages, oubliant le reste. « Avec cette maison merveilleuse, espacée d’étages que nous appelons l’esprit humain, il semble que nous devrions nous tourner vers les chamans pour qu’ils nous aident, avant qu’il ne soit trop tard, à retrouver ce que nous avons perdu au sujet de l’âme humaine. » C. G. Jung Dans l’apprentissage chamanique, par les rituels, les épreuves, l’ingestion de substances psychoactives, la prière, la méditation, le jeûne et les conseils des maîtres dans ce monde et dans l’autre, tous les étages de l’esprit sont explorés. Ce qui peut sembler être de la folie pour quelqu’un d’extérieur est simplement pour le chaman une déambulation dans l’esprit multidimensionnel, y compris dans les structures originelles dans lesquelles les fantômes transgénérationnels se dupliquent de générations en générations.

Le chaman est un spécialiste de la communication rituelle

Le chaman est donc avant tout un personnage de liaison, un médiateur qui jette un pont entre les forces et les éléments des trois mondes de l’univers. L’état de conscience chamanique correspond à l’état mystique où l’on entre en harmonie avec le « grand ordre unifié des choses » ; ainsi le chaman « évolue dans la structure de l’univers » et communique avec toute la nature, y compris avec les animaux, les esprits y compris les esprits des « défunts mal morts » que la psychanalyse transgénérationnelle appelle des fantômes. Cela confère au chaman la capacité de restaurer l’harmonie grâce à son intervention symbolique entre les dimensions de réalité ordinaire et non ordinaire, l’état « ordinaire » de conscience ne serait qu’une illusion. Pour certains chamans, notre état ordinaire de conscience ordinaire ne serait qu’une illusion, un « mensonge » et un événement significatif dans notre monde ne serait que le résultat d’événements cachés dans l’autre dimension. Dans cette logique, le rôle du chaman consiste à intervenir dans cette autre dimension pour obtenir un effet dans notre dimension illusoire, appelée « réalité consensuelle ».

Les états de conscience du chaman

Le chaman possède la faculté d’auto-orchestrer ses différents états de conscience qui lui permettent de servir de pont entre la réalité ordinaire et les plans transpersonnels. Il faut cependant distinguer ces états altérés de conscience (induit par le tambour, le chant, le jeûne, la régulation thermique, la privation sensorielle ou les substances psychédéliques), appelé état de conscience chamanique (ECC), des états altérés de conscience pathologiques étudiés en psychologie.

La transe chamanique, capacité du cerveau ?

Quand le chaman opère une guérison dans l’état de conscience chamanique, il utilise des ressources mentales auxquelles les hommes du monde moderne n’ont plus accès, ou auxquelles ils ne s’intéressent pas à cause de leur dépendance vis-à-vis de la pensée consciente logique et rationnelle. Le rêve fait aussi partie intégrante du chamanisme. Les chamans appellent les esprits en rêve et reçoivent aussi leur pouvoir et les informations nécessaires à la guérison de leurs « patients » par ce canal.

Esprits gardiens et guides spirituels

L’esprit gardien, rencontré dans ces visions initiatiques, prend souvent la forme d’un « animal de pouvoir » et le novice y fait appel (qu’il ait une forme humaine ou animale) pour être protégé lorsqu’il entre dans des états altérés de conscience potentiellement dangereux (l’état de conscience chamanique « ECC ») et lorsqu’il voyage en transe dans le monde supérieur et inférieur. Cet esprit l’introduit aussi auprès des esprits « tutélaires » à qui il peut demander de l’aide lors des séances de guérison et de divination. Ces esprits tutélaires sont indispensables au travail du chaman ; sans eux, le chaman ne peut rien entreprendre. Il arrive parfois que les guides spirituels soient des ancêtres. La voie pour devenir chaman est tortueuse et plus d’un appelé tergiverse à se charger de ce mandant inquiétant, car la voie chamanique exige à la fois de s’engager dans la désintégration et la dissolution totale de l’être, de pénétrer dans le chaos de la matière consciente, mais aussi d’accepter l’isolement social, la souffrance que peuvent constituer des pensées étrangères et le risque non négligeable d’une altération de la personnalité pouvant être assimilée par des observateurs non-initiés à la folie.

Défunts honorés ou non, bien ou mal morts

Dans le lien qui nous intéresse entre le chamanisme et le transgénérationnel, il est important de remarquer que l’objet de la psychanalyse transgénérationnelle est celui des « ancêtres mal-morts » qui sont devenus des « fantômes ». Pour être plus exact, on devrait plutôt dire des « défunts mal-morts » qui n’ont pu accéder au statut d’ancêtres favorables pour la descendance, car, comme l’écrit très bien Olivier Douville : « La mort ne saurait à elle seule transformer le défunt en ancêtre. Cette transformation dépend d’un passage ritualisé qui inscrit le défunt, de façon progressive, dans le monde des morts. »

Psychotiques ou chamans ?

On a souvent qualifié le chaman de « guérisseur blessé », de « fou à moitié guéri », « d’individu mal intégré ». Il est vrai que plusieurs d’entre eux sont passés par une terrible crise psychophysiologique avant d’avoir la vocation. L’expérience initiatique chamanique est très semblable (si ce n’est identique) à certains états de maladies mentales telles que la schizophrénie. Cependant il est tout à fait clair que le chaman n’a pas seulement été malade physiquement ou blessé psychiquement, mais qu’il a aussi été guéri d’une manière ou d’une autre ; qu’il (ou elle) est en réalité un « guérisseur guéri ». Cette guérison peut s’opérer parfois spontanément, comme c’est le cas pour certains schizophrènes qui ont fait apparemment l’expérience d’une véritable crise initiatique chamanique avec, à l’appui, des phénomènes du « monde intérieur et supérieur », et qui s’en sont sortis après une période de récupération. Le plus souvent cependant, dans les sociétés tribales, le futur chaman est aidé dans sa crise initiatique par toute une tradition de méthodes chamaniques, d’enseignements et de maîtres qui forment le néophyte. Cette tradition représente l’héritage de ceux qui ont déjà emprunté le même chemin, en ont jusqu’à certain point fait le graphique et ont appris à traiter avec les phénomènes susceptibles de s’y dérouler. Le chaman est également celui qui explore de lui-même les domaines de la maladie, de la décrépitude, de la souffrance mentale et de la mort. Il (ou elle) est profondément familiarisé avec la détresse humaine et la possibilité de transcender l’agonie. Ainsi, l’entrée personnelle du chaman dans le royaume de la souffrance constitue le point de départ de son action compatissante dans la société. Le chaman s’adresse aux esprits dans un état altéré de conscience qu’il induit délibérément, un état qui n’occupe néanmoins qu’une partie de son temps puisqu’il se doit par ailleurs de continuer à assumer son rôle social. En revanche, le malade devient la victime des voix qu’il entend, qui se moquent de lui, le critiquent généralement sans pitié. Parfois, elles vont même jusqu’à le pousser au suicide. Une personne ayant des hallucinations et des visions, qui est déchirée et entraînée sans contrôle dans des profondeurs, peut facilement être taxée de schizophrène, tandis qu’un chaman a la faculté de se contrôler et peut établir un lien avec ses hallucinations sans sentir son esprit se déchirer. On pourrait s’attendre à ce que le chaman en transe perde complètement le contrôle de ses facultés de perception et soit submergé par la peur. Or, c’est précisément sa faculté d’acquérir « la sagesse de la folie » qui le distingue du schizophrène. Le voyage du chaman est donc assujetti à sa volonté.

Une question de culture

Comment se fait-il que certains individus viennent à bout de ces crises avec succès alors que d’autres non ? Pourquoi certaines personnes développent-elles des comportements paranoïdes et psychotiques ? Un des facteurs possibles est l’approbation socioculturelle de l’expérience de la crise. Le monde des esprits, les rêves et les visions du chaman peuvent paraître anormaux selon nos critères culturels alors que dans les cultures chamaniques, ils font tous partie de la réalité et dans la croyance commune d’un monde peuplé d’esprits capables d’investir les individus et de causer les maladies. Ainsi, le milieu culturel peut être soit une entrave, soit un support à la reformulation du voyage chamanique selon qu’il juge cette expérience indésirable et négative - évoquant donc la honte, l’anxiété et des sentiments d’aliénation - ou bien positive et opportune - ouvrant une voie culturellement reconnue à l’expérience. En d’autres mots une expérience identique vécue dans une culture comme la nôtre produira un psychotique. Alors que dans une culture chamanique, elle produira un chaman. Il y a peut-être de nombreux chamans qui hantent les couloirs des asiles, des claustrés qui, en d’autres circonstances et avec une initiation différente, auraient pu devenir des ressources pour d’autres et pour la société au lieu d’être de pauvres esprits mutilés.

Chamans et psychanalystes, une analogie ?

Il y a un parallèle flagrant entre l’expérience initiatique chamanique et l’expérience - elle aussi initiatique - de la cure psychanalytique. Un psychanalyste n’est-il pas, lui aussi, quelqu’un qui a vécu une « descente aux enfers » qui l’a conduit à faire appel à un autre (psychanalyste) pour de l’aide et qui, à la sortie de sa cure psychanalytique, transformé par l’expérience analytique, décide à son tour d’occuper la place de l’analyste et de se mettre à l’écoute de ses congénères ? Tant qu’il n’aura pas été assimilé, le passé traumatique de nos ancêtres continuera à se projeter inconsciemment et à parasiter notre image du monde, jusqu’à influencer plus ou moins gravement notre rapport au réel. Plus le psychisme s’activera à maintenir refoulés certains événements, plus il sera réfractaire à toute possibilité de changer de regard sur ceux-ci et de se libérer des préjugés (familiaux ou personnels), ce qui nous amène tout naturellement à la question de l'intemporalité de la psyché. Freud considérait que l'âme du rêveur parcourait une autre temporalité que celle du dormeur, pour rapporter de « son monde intérieur », en l’occurrence l’inconscient, des avertissements. Le voyage onirique freudien, qui dissocie le temps de rêveur de celui du dormeur, semble analogique au voyage du chaman en quête d’information et de solutions pour son patient dans une autre réalité spatio-temporelle. La question de l’assimilation des traumatismes du passé est donc intimement liée à la question de la temporalité. Même après plusieurs générations, les héritiers des souffrances de leurs aïeux demeurent toujours fixés dans le temps où ces souffrances se sont produites. L’impact du traumatisme se situe donc dans un espace-temps non linéaire, car tant que nous avons à faire à « un passé qui n’est pas passé », les descendants restent captifs dans le temps des effets du traumatisme non parlé, non nommé et non entré dans l’histoire. Ce qui n’a pas été assimilé est toujours actuel, consciemment ou pas. Les lacunes d’intégration ne connaissent pas de limite temporelle, le temps n’agit pas véritablement sur ce qui est refoulé dans l’inconscient, perdure et se transmet de génération en génération. L’action du traumatisme ancestral se prolongera donc au fil des générations en entravant la croissance et l’évolution naturelles de la descendance, qui restera figée dans le temps de l’aïeul traumatisé tant qu’elle ne l’aura pas métabolisé, ici et maintenant.

Psychanalyste transgénérationnel et chaman: une même quête de « VISION » mais avec des outils différents

Le psychanalyste transgénérationnel et le chaman sont engagés sur une voie similaire pour aider leurs patients à se réapproprier des parts psychiques inconscientes méconnues. Tous deux évoluent dans une temporalité multiple en quête d’une « VISION » nouvelle et d’informations sur l’inachevé et l’impensé généalogique de leurs patients, mais chacun avec ses propres outils Le psychanalyste transgénérationnel met l'individu en chasse de ses secrets de famille, de sa généalogie complète, et de son histoire familiale remise dans ses différents contextes pour aider son client à identifier sa ou ses « cryptes », et à nommer le ou les « fantôme(s) » à l’aide d’un génosociogramme. La méthode chamanique est identique dans toutes les sociétés chamaniques : il s’agit d’entrer dans le patient, de devenir le patient, puis de rétablir le sens de l’interrelation. Le travail du chaman s’accomplit dans le royaume de l’imaginaire et de l’imaginal , il opère la visualisation qui deviendra ensuite un instrument de la guérison en faisant l’expérience d’une réalité ultime qu’il restructure pour produire une transformation chez son patient. Dans un état de conscience modifié (l’état de conscience chamanique ECC), le chaman utilise des images curatives transpersonnelles, ce qui sous-entend que l’information est accessible de la conscience d’une personne à celle d’une autre. Cette imagerie transpersonnelle a un effet thérapeutique direct sur les patients par les images vivantes qu’elle fait naître et suppose l’existence de canaux d’informations que l’on peut situer dans les strates originelles et préverbales de notre construction mentale comme l’a théorisé Didier Dumas.

Conclusion

La psychanalyse a montré que les manifestations symptomatiques disparaissent lorsque le conflit d’origine, généralement inconscient, est réintégré. Appliquée aux phénomènes transgénérationnels, une même conception fait correspondre les symptômes à des mémoires ancestrales qui ont été clivées, déniées ou refoulées, pour se protéger  face à la monstruosité et à l’indicible. L’aliénation réclame donc qu’un verbe, relatif aux vécus non assimilés des générations précédentes, soit rétabli. La simple mise en mots des manques d’intégration peut dénouer les conséquences néfastes des héritages transgénérationnels. Pour le psychanalyste transgénérationnel comme pour le chaman, le processus thérapeutique convoquera des instances inconscientes qui participeront aux processus d’intégration et à la transformation du symptôme en symbole.

L'auteur

Pierre RAMAUT

Pierre RAMAUT

Psychanalyste & psychanalyste transgénérationnel

Psychanalyste, psychanalyste transgénérationnel et sophrologue. Créateur de plusieurs outils innovants dans le champ de la santé mentale et du développement personnel : Généasens, Commemoria et Waystobe. Créateur et accompagnateur de « Marcher pour progresser » et d’un cycle de découverte du chamanisme mondial en lien avec le transgénérationnel : « Découvertes en terres chamanes ».